La Chine et l’Inde bondissent, les Etats-Unis et la zone euro dévissent.

Jusqu’à la fin des années 1990, lorsque les pays développés éternuaient, les pays émergents s’enrhumaient, voire attrapaient la grippe. Depuis les années 2000, c’est exactement le contraire. En 2008-2009, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, le monde développé a ainsi sombré dans une grave récession tandis que la sphère émergente a continué de croître.

Ce décrochage a marqué le début d’une véritable révolution : depuis 2008, les pays dits « développés » représentent effectivement moins de 50 % de la richesse annuelle mondiale. Jusqu’au début des années 1990, leur poids dans le PIB planétaire était encore d’environ 64 %. Il est tombé à 46,3 % en 2010 puis à 42 % en 2015-2017 et à 39 % en 2020 selon les estimations du FMI. Parallèlement, les pays développés ne sont également plus les locomotives de la croissance mondiale depuis le début des années 2000, et leur contribution ne cesse de s’étioler. Depuis une quinzaine d’années, les pays dits « émergents » réalisent environ 80 % de la croissance internationale. Et pourtant ! En dépit de ces évolutions imparables, les dirigeants des pays dits « riches » n’arrivent toujours pas à conceptualiser la nouvelle donne mondiale.

Ce déni de réalité est d’autant plus dangereux que la puissance économique des pays émergents leur a également conféré un poids financier qui transparaît notamment à travers des réserves de changes pléthoriques, stockées dans leurs banques centrales. Ces pays bénéficient aussi de l’assise colossale de leurs fonds souverains. Ces véritables fonds d’État, qui gèrent des excédents publics, sont généralement le produit de rentes (le pétrole pour les pays du Golfe, par exemple), d’excédents commerciaux (des entreprises publiques chinoises, par exemple) ou encore, très rarement, d’excédents de comptes publics. Si l’on ajoute les sommes récoltées dans les fonds privés, on obtient environ 6 000 milliards de dollars disponibles pour le seul monde émergent. Loin de subir le diktat des pays développés, les « émergents » sont en train de devenir les créanciers de leurs « aînés ». Tel est le revers de la médaille de la mondialisation.

Parallèlement, au niveau des entreprises occidentales traditionnelles ou au niveau des États, le besoin de fonds prêtables et/ou d’investisseurs est énorme. Or, qui dispose encore de liquidités aujourd’hui ? Les fonds souverains et les fonds privés du monde émergent. Lorsque l’on voit comment la Grèce et la France ont ouvert la porte, l’une à la Chine, et l’autre au Qatar, on se pose des questions. Évidemment, à court terme, tout le monde est content : les pays en recherche de liquidités (notamment pour financer leurs excès de dette) et les pays en quête de bonnes affaires. Seulement voilà, à moyen terme, ces « échanges » se traduiront forcément par une perte d’indépendance pour les pays débiteurs. Or, dans la gestion des conflits à venir, les Chinois ou les Qataris seront certainement beaucoup moins conciliants que ne l’ont été les Américains ou les Allemands au cours des trente dernières années…

Autrement dit, les pays émergents sont bien devenus les nouveaux « maîtres du monde » économique et financier. Malheureusement pour nous, la crise du Coronavirus est en train d’amplifier cette suprématie montante. En effet, les pays qui sont sortis le plus rapidement de la crise sont justement des pays émergents, à commencer par la Chine, suivie de l’Inde et du Brésil.

Bien différemment, les Etats-Unis s’accrochent difficilement, tandis que l’Europe et en particulier la zone euro décrochent complètement. Dans ce cadre, les dernières projections du FMI à l’horizon 2025 risquent de se produire plus tôt que prévu. Selon elles, dans moins de 5 ans, la part de la Chine dans le PIB mondial en parités de pouvoir d’achat (PPA) sera de 21 %, contre 16 % en 2016, 7 % en 2000 et 2 % en 1980.

Parallèlement, celle des Etats-Unis tombera à 14,5 %, contre 22 % dans les années 1980 et encore près de 20 % dans les années 2000. Que dire alors de la zone euro, dont le poids dans le PIB mondial en PPA est passé de 22,3 % en 1980 (près d’un point de plus que l’Oncle Sam à l’époque) à 17 % en 2000, 12 % en 2020, pour finalement atteindre 11 % en 2025. Elle ne sera alors qu’à quelques points de l’Inde, qui réalisera environ 8 % du PIB mondial, contre 4 % en 2000.

Autrement dit, pendant que les Français et les Européens sont en train de tergiverser pour savoir quelle sera la couleur des flacons des vaccins anti-Covid ou encore s’il faut décaler le Black Friday, les pays que l’on appelle encore « émergents » alors qu’ils ont « émergé » depuis bien longtemps nous donnent une leçon de résistance, de courage et finalement de « bon sens ». Ce fameux « bon sens paysan » que nos dirigeants politiques ont malheureusement perdu depuis de si nombreuses années, sans jamais s’en rendre compte ou vouloir l’admettre. Quel dommage !

Marc Touati