Que savons-nous vraiment ?

« Ce que je sais c’est que je ne sais rien ». En ces temps troublés, il serait bon que chacun médite régulièrement cette phrase du philosophe Socrate. En effet, qu’ils soient dirigeants politiques, banquiers centraux, politologues, économistes, analystes en tous genres, journalistes, philosophes ou encore médecins, il est frappant de voir avec quelle facilité et quelle rapidité, la grande majorité des soi-disant « sachants » ne cesse de se tromper et de lancer des contre-vérités, parfois lourdes de conséquences.

Après nous avoir laissé croire que le coronavirus de Wuhan ne serait qu’une grosse grippe, sans impact majeur sur la santé publique, puis avoir tout fait pour nous convaincre que les masques n’étaient d’aucune utilité pour se protéger, on veut désormais nous faire avaler que l’explosion de la dette publique n’est pas grave et que d’ailleurs, elle ne sera jamais remboursée. Quelle ineptie et quel manque de discernement ! Et surtout quel drame pour les prochaines années et pour les générations à venir.

Car ne nous leurrons pas, tôt ou tard, il faudra payer la facture. Que ce soit par une augmentation des impôts, une flambée de l’inflation, une forte hausse des taux d’intérêt des crédits ou les trois à la fois, il faudra forcément passer à la caisse, ou à la casserole. Avec, au bout du chemin, des risques élevés d’instabilités sociales et sociétales, voire la fin de la zone euro. Est-ce cet héritage que nous voulons laisser à nos enfants ?

Bien entendu, le pire n’est heureusement jamais certain. D’ailleurs, l’économie n’étant pas une science exacte, il n’existe pas de vérité absolue en la matière. Dans ce cadre, il est logique, honnête et surtout constructif d’accepter les débats et les oppositions de manière à essayer de réaliser les meilleures prévisions possibles. Sans néanmoins se laisser avaler par le consensus et la pensée unique. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle les économistes et les prévisionnistes en tous genres établissent des prévisions si différentes malgré une réalité de départ identique. Aussi, dans un souci de transparence et même si cela risque de déplaire à certains économistes qui souhaitent garder leur « expertise » pour eux sans la faire partager, nous souhaitons vous faire savoir qu’en temps normal les prévisions économiques et financières se basent sur trois piliers.

Le premier réside dans l’analyse des statistiques passées et dans leur mise en perspective au travers des mécanismes qui régissent l’économie et les marchés financiers. Il s’agit par exemple des canaux de transmission de la politique monétaire qui font que la variation des taux directeurs d’une banque centrale va agir sur l’économie via le canal du crédit, le canal des taux d’intérêt, le canal du taux de change et celui des effets de richesse.

A côté de ces facteurs d’analyse économique, le deuxième pilier de la prévision repose sur l’économétrie, c’est-à-dire l’établissement d’équations qui permettent de faire des projections à partir des données passées et présentes. En fonction de l’observation empirique des relations entre différentes variables, certaines grandeurs explicatives permettent d’anticiper d’autres grandeurs (dites « expliquées ») et ce via des coefficients de corrélation. Mais attention, lors des graves crises et/ou des changements de paradigme économique (comme nous sommes en train de le vivre), la valeur prédictive de l’économétrie se réduit fortement. Autrement dit, si elle est fort utile, cette dernière est loin d’être la panacée.

D’où un troisième pilier de la prévision que personne n’ose avouer, mais qui fait pourtant la différence, à savoir le « feeling » ou encore l’intuition. Attention, ce pilier n’a rien à voir avec la boule de cristal, la cartomancie ou encore le doigt mouillé, si chers à de nombreux économistes. En fait, ce « feeling » est le produit de l’expérience et surtout du ressenti du terrain. Voilà pourquoi, plutôt que de rester dans leurs bureaux à refaire le monde au travers d’équations mirobolantes mais qui ne veulent rien dire, les économistes ont l’obligation d’aller voir les chefs d’entreprise, les opérateurs de marchés, les investisseurs, les particuliers… C’est d’ailleurs là que réside le moyen principal d’éviter le suivisme du fameux consensus.

Dans ce cadre, il est possible de dire qu’une bonne prévision (sans jugement de valeur bien entendu) se répartit équitablement entre ces trois piliers : l’analyse, l’économétrie et le « feeling ». Et lorsque l’un des trois piliers voit sa part augmenter démesurément, par exemple pour des motifs de dogmatisme ou de politisation ou encore d’entêtement, la prévision a de grande chance d’être fausse. Néanmoins, il faut reconnaître qu’aujourd’hui, ces fondements de base de la prévision économique sont ébranlés. Et pour cause : nous assistons à la fin d’un monde et à l’émergence d’un nouvel environnement géopolitique, économique, environnemental ou encore financier. Dès lors, fonder ses prévisions sur l’analyse traditionnelle ou encore l’économétrie, c’est-à-dire la mise en équation du passé, devient de plus en plus caduque. Certes, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain et tomber dans l’extrême qui consisterait à dire que le monde s’est écroulé et que dès lors, tous les outils normaux de l’analyse économique ne servent à rien.

Pour autant, nous devons avouer que, face à l’inconnu, il faut aussi savoir s’adapter et remettre en question ce que l’on croyait être des connaissances acquises et indubitables. Autrement dit, compte tenu des incertitudes, établir des prévisions aujourd’hui relève de la haute voltige. Pour être complètement francs, nous dirons donc qu’en ce moment, il n’est pas possible de faire des prévisions fiables. Il est vrai que la mode actuelle consiste à se voiler la face et à ignorer les bulles qui nous entourent (notamment celles des marchés boursiers et de la dette publique). Cependant, en dépit du consensus et de toutes sortes de pression, nous persistons et refusons de suivre bêtement le troupeau. Cela n’a jamais été notre tasse de thé, il n’y a pas de raison pour que cela change…

Plus que jamais et à l’instar de Socrate, il faut donc faire preuve d’humilité et de retenue, non seulement en matière de prévisions mais aussi de comportement global. Espérons que les dirigeants politiques et monétaires, ainsi que tous les soi-disant « sachants » de la planète sauront s’en souvenir. En attendant, et pour éviter d’être trop manipulés, rappelons-nous simplement que sur la plupart des annonces de ces derniers, il n’y a qu’environ 20 % de vrai…

Marc Touati