Je n’ai cessé de le répéter depuis des années dans ces mêmes colonnes et ailleurs : la politique économique, qu’elle soit monétaire ou budgétaire, doit être contracyclique. Cela signifie simplement que lorsque l’activité souffre, d’une part, les banques centrales doivent réduire fortement leurs taux directeurs, voire, lors de cas extrêmes, actionner la « planche à billets » et, d’autre part, les gouvernements augmenter leurs dépenses publiques. C’est d’ailleurs ce qui a permis de sauver l’économie mondiale lors de la crise qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en 2008-2009. A l’inverse, lorsque la croissance revient, il faut inverser la vapeur, de manière à pouvoir relancer la machine lors de la prochaine crise.
Le problème est que, depuis 2017, en dépit de l’amélioration de l’activité, les banques centrales et de trop nombreux Etats à travers la planète ont continué de mener une politique ultra-accommodante. Et ce, principalement pour faire plaisir aux marchés et/ou aux dirigeants politiques, alimentant par là même des bulles financières, que je n’ai cessé de dénoncer envers et contre tous, m’attirant parfois les foudres de certains.
Malheureusement, à présent que l’économie mondiale a vraiment besoin de l’action des banques centrales et des Etats, ceux-ci n’ont quasiment plus de cartouches dans leur besace. En effet, les taux d’intérêt des banques centrales sont déjà au plus bas ou presque, les déficits et les dettes publics ont flambé (excepté en Allemagne) et les « planche à billets » ont déjà été utilisées à l’excès sans produire d’effets économiques positifs considérables.
Pour mémoire, rappelons que la « planche à billets » revient à créer de la monnaie ex-nihilo, c’est-à-dire sans création de richesses correspondantes. En temps normal, pour pouvoir créer de la monnaie, la banque centrale d’un pays doit disposer de compensations à l’actif de son bilan, en l’occurrence de l’or, des réserves de changes et des titres (notamment des obligations d’Etat). C’est ce que l’on appelle les « contreparties de la masse monétaire ». De la sorte, il existe une correspondance entre la monnaie en circulation et la réalité économique du pays. Cela permet notamment d’éviter les dérapages inflationnistes.
Bien différemment, lorsqu’une banque centrale actionne la « planche à billets », cela signifie qu’elle crée de la monnaie sans contreparties préalables. Elle imprime des billets « sur la base de rien ». Mieux, avec cette « monnaie de singe », la banque centrale monétise la dette publique, c’est-à-dire qu’elle finance directement le déficit public. Cette stratégie comporte donc un triple avantage. Primo, l’Etat « éponge » son déficit gratuitement, donc sans faire appel aux investisseurs privés et/ou extérieurs. Secundo, comme l’Etat ne fait pas appel aux marchés obligataires, les taux d’intérêt restent bas, ce qui permet de faciliter le financement de l’investissement privé et de la consommation des ménages. Tertio, de par cet excès artificiel de liquidités, la devise du pays concerné se déprécie, soutenant par là même les exportations et la croissance du pays en question.
Le seul danger de cette stratégie est que la conséquence inévitable d’un excès de création monétaire est une inflation galopante. En effet, si la monnaie en circulation ne correspond pas à une création de richesse équivalente, la différence se traduit par davantage d’inflation : si les quantités ne s’ajustent pas, ce sont les prix qui le font. Cependant, il arrive parfois que cette « planche à billets » ne se traduise pas par un dérapage des prix. C’est notamment ce qui s’observe au Japon depuis les années 1990, mais aussi de 2010 à aujourd’hui dans l’ensemble des pays développés.
Certes, et fort heureusement, nous ne sommes plus dans le dogmatisme monétariste qui sévissait il y a plus de vingt ans aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni et il y a encore quelques années dans la zone euro. Ainsi, un peu partout à travers la planète, les banques centrales sont davantage préoccupées par la faiblesse de la croissance que par les risques inflationnistes. De même, dans le contexte actuel de pandémie, il est tout à fait normal que les banques centrales agissent, voire sur-réagissent.
Pour autant, il faut être clair : dans la mesure où les banques centrales ont trop abusé de la « cocaïne monétaire », cette dernière n’a quasiment plus d’effet significatif sur l’activité économique. Elle permet tout juste de calmer la douleur, mais n’a pas les moyens de guérir le malade. En effet, en inondant les marchés de liquidités depuis quelques années, les banques centrales ont entraîné le monde dans une dangereuse « trappe à liquidités ».
Cette dernière se caractérise par quatre composantes principales : des taux monétaires proches de zéro, une abondance de liquidités, mais une inflation modeste et une croissance économique faible, voire une situation de déflation-récession. Cette inefficacité de la politique monétaire s’explique principalement par le fait que les agents économiques n’ont pas confiance dans l’avenir et limitent de facto leurs dépenses d’investissement et de consommation.
D’ailleurs, ce qui frappe dans le comportement récent des principaux banquiers centraux de la planète, que ce soit avant ou après le Coronavirus, est certainement leur grand désarroi. En effet, que ce soit Jerome Powell aux Etats-Unis, Mario Draghi, puis Christine Lagarde dans la zone euro ou encore Haruhiko Kuroda au Japon, leurs récentes décisions et déclarations (depuis un an jusqu’à dernièrement) montrent qu’ils ne semblent pas savoir où ils vont et surtout là où ils veulent nous mener…
Ils ne font en fait que payer la facture de leurs erreurs passées. Car, la mission des banquiers centraux n’est pas de faire plaisir aux marchés ou aux dirigeants politiques, mais d’agir lorsque l’on a vraiment besoin d’eux. Quel dommage qu’ils ne le comprennent qu’aujourd’hui, en pleine crise…
Marc Touati