Krach généralisé en 1990-1991, début de la déflation en 1993, tremblement de terre de Kobé en 1995, effondrement du PIB de 1997 à 2004, nouvelle récession dramatique en 2008-2009, catastrophe de Fukushima en 2011. A l’évidence, depuis 28 ans, le Japon va de mal en pis. Et ce d’autant qu’après un léger mieux en 2017, l’économie nippone est repartie vers le bas dès le début 2018. En effet, après avoir baissé de 0,2 % au premier trimestre 2018, le PIB japonais n’a progressé que de 0,5 % au trimestre suivant, affichant un glissement annuel de seulement 1,3 %, contre 2,1 % fin 2017.
Ah qu’elles sont loin les années 1970-1980, lorsque le Japon faisait figure de modèle économique. Avec une croissance structurelle (c’est-à-dire celle obtenue lors d’un fonctionnement normal de l’économie) d’environ 6 % par an, un taux de chômage tout aussi structurel d’environ 2 %, il s’était solidement installé à la deuxième place de l’économie mondiale. À tel point que le Japon paraissait en mesure de talonner les États-Unis et d’imposer le yen comme un concurrent sérieux à l’hégémonie du dollar au sein du Système monétaire international. Sûr de lui, le gouvernement nippon consentait même à satisfaire les souhaits des pays occidentaux, en décidant d’apprécier fortement le yen. En deux ans, le yen passait ainsi de 200 yens pour un dollar à 80 yens pour ce même dollar. Cette décision fut en fait l’erreur de trop et constitua le point de départ d’une descente aux enfers effroyable. Ainsi, qu’elles soient immobilières, boursières ou bancaires, toutes les bulles qui s’étaient formées dans l’Archipel éclatèrent les unes après les autres.
Les chiffres illustrant la déchéance japonaise sont éloquents : de 6 % en 1990, la croissance structurelle nipponne est passée à 1,5 % en 2000 et à 1,2 % aujourd’hui. Et si le maintien de l’emploi à vie dans certaines grandes entreprises a permis de limiter la hausse du taux de chômage, ce dernier est tout de même passé de 2,1 % en 1990 à 5,5 % en 2009 pour finalement revenir vers 2,5 % actuellement. Mais la dégradation la plus impressionnante réside dans l’évolution des comptes publics. D’un excédent de 2,0 % du PIB en 1990, ces derniers sont passés à un déficit annuel compris entre 7 % et 10 % du PIB depuis la fin des années 1990 jusqu’à 2013, pour dernièrement revenir vers 4,5 %. Conséquence logique de cette fuite en avant, la dette publique a flambé de 64 % en 1990 à 138 % en 2000 et à 237 % en 2017.
Et même si les Japonais sont stupéfiants de dignité et de self-control (on l’a notamment vu lors de la tragédie humanitaire de 2011), ils n’ont quasiment plus de marge de manœuvre pour relancer la machine. Certes, dans la mesure où 97 % de la dette publique de l’Archipel est détenue par des Japonais, ils n’ont pas besoin de faire appel aux fonds internationaux. Sauf qu’avec un niveau de quasiment 240 %, la dette publique devient véritablement dangereuse. De même, forte de 1 250 milliards de dollars de réserves de changes, la Bank of Japan peut injecter des liquidités. Néanmoins, ces fonds ne sont pas inépuisables et risquent de s’évaporer très vite.
De plus, le yen demeure trop fort, pérennisant une croissance structurellement molle. C’est d’ailleurs l’un des plus grands paradoxes qui affecte le Japon depuis une vingtaine d’années : en dépit d’une économie atone, le Japon continue de pâtir d’un yen surévalué. Les tentatives pour essayer d’inverser cette tendance douloureuse ont toutes été vaines. L’une des raisons principales de cette anomalie réside dans l’importance des avoirs nippons à l’étranger. En effet, dans la mesure où ces derniers sont régulièrement rapatriés vers l’Archipel, le yen s’apprécie mécaniquement.
Et encore aujourd’hui, en dépit de la faiblesse de la croissance nipponne en 2018, le yen demeure surévalué. Du coup, le pays reste menacé par la déflation et paraît condamné à voir sa dette publique battre de nouveaux records. Le pire pour lui est que cette croissance molle n’a même plus de véritable impact sur l’économie mondiale. En effet, le Japon ne représente plus que 4,2 % du PIB mondial (en parités de pouvoir d’achat), contre 10 % en 1990. De même, si dans les années 1980, l’Archipel contribuait à hauteur de 0,6 point à la croissance annuelle du PIB mondial, cette contribution n’est plus que de 0,1 point depuis la fin des années 1990 et est même passée à 0,07 point depuis 2005.
En fait, si le Japon ne s’est pas complètement effondré c’est essentiellement grâce à une épargne pléthorique, un effort de recherche-développement conséquent (3,5 % du PIB en moyenne depuis vingt ans) et une balance courante qui reste excédentaire. Ces trois « airbags » ont permis de limiter les impacts négatifs du vieillissement de la population, de la déflation et d’une dette publique stratosphérique.
Cependant, eu égard à une dette publique de presque 240 % du PIB et à des taux d’intérêt monétaires déjà négatifs ou nuls depuis quinze ans, le Japon ne dispose plus que d’une seule arme pour tenter de redémarrer durablement : la baisse du yen. Dans la mesure où il n’a pas réussi seul à déprécier sa monnaie, il a désormais besoin d’une action coordonnée à l’échelle de la planète. Après avoir apprécié fortement le yen à la fin des années 1980 pour répondre aux besoins des Occidentaux, ce sont désormais ces derniers qui doivent renvoyer l’ascenseur pour sauver l’Empire du Soleil Levant, en favorisant une dépréciation durable de la devise nippone.
En effet, le niveau d’équilibre du yen est d’environ 115 pour un dollar selon la parité des pouvoirs d’achat (PPA), et de 120 selon le Natrex (Natural Exchange Rate, qui, en plus de la PPA, intègre les écarts d’épargne, de solde de la balance commerciale et de croissance structurelle). Dans ce cadre, le seul moyen dont dispose encore le Japon pour sortir définitivement de l’ornière et ne plus retomber en récession et/ou en déflation réside dans une dépréciation durable du yen vers les 120 pour un dollar, contre encore 110 actuellement.
En attendant, une chose reste sûre : le Japon ne sera plus une locomotive de la croissance mondiale, ni même de sa région. Il a d’ailleurs depuis longtemps perdu son hégémonie sur l’Asie au profit de son « concurrent » historique, la Chine.
Marc Touati