Je ne cesse de l’écrire depuis quelques mois : nous sommes envahis par les bulles : bitcoin, bourses, licornes, dettes publiques, immobilier… Je vous l’annonce d’ailleurs en exclusivité dès aujourd’hui : je consacrerai mon prochain livre à cette thématique. Il s’appellera « Un monde de bulles » et sortira le 13 septembre, pour le dixième « anniversaire » de la faillite de Lehman Brothers.
En attendant, une question simple mérite d’être posée : qu’est-ce qu’une bulle ? Souvent galvaudé et/ou employé à mauvais escient, le terme « bulle » signifie simplement qu’il existe un écart cumulatif et auto-entretenu entre la valeur financière d’un actif et sa valeur réelle. Ainsi, une augmentation du prix d’un bien, d’une action, d’une obligation ou d’une matière première n’est pas inquiétante si et seulement si elle est à l’aune de la valeur réelle de l’actif en question. Tout le problème est évidemment de connaître cette dernière.
C’est la principale raison pour laquelle une bulle financière accompagne toujours une révolution technologique. En effet, dans la mesure où cette dernière et les entreprises qui naissent avec sont nouvelles, leur « business model » et leur valorisation sont difficilement appréciables. Il est donc presque obligatoire de passer par la phase « bulle » avant de trouver la valeur d’équilibre des entreprises nouvellement créées. Malheureusement, cela se traduira aussi par des destructions d’entreprises et des moins-values parfois conséquentes. Nous l’avons vécu lors de la révolution Internet, nous l’affrontons de nouveau aujourd’hui avec la valorisation extravagante de nombreuses entreprises du numérique « nouvelle génération », appelées licornes et qui, très souvent, n’ont jamais gagné un centime et n’en gagneront peut-être jamais.
À côté de ces bulles, finalement presque « normales », la plupart des autres bulles sont uniquement spéculatives. Mais là aussi, il n’y a pas de fumée sans feu. Autrement dit, il existe toujours un mobile objectif à l’origine d’une bulle spéculative. Mais, une fois que cette dernière est lancée, tous les comportements les plus irrationnels s’imposent et il est quasiment impossible de la stopper avant son explosion, ou dans le meilleur des cas, son dégonflement.
La première bulle identifiée comme telle fut celle de la tulipe hollandaise du 17ème siècle, qui fut évidemment suivi par le premier krach financier digne de ce nom. Tout avait pourtant commencé comme un roman à l’eau de rose.
Au début du 17ème siècle, un engouement pour l’horticulture et le jardinage s’impose effectivement dans le Nord de l’Europe, et notamment aux Pays-Bas. Avec ses couleurs intenses et marbrées, la tulipe est très différente de toutes les fleurs connues en Europe à cette époque et devient ainsi très vite le fer de lance de cette « nouvelle mode ». Mieux, elle devient très vite un symbole de luxe et de réussite. La demande augmente donc très logiquement et de nouvelles variétés de tulipes voient le jour régulièrement. En 1634, la tulipomania n’en est encore qu’à ses débuts, mais la presse de l’époque rapporte que les vols de bulbes se multiplient dans les jardins botaniques d’Amsterdam, mais aussi de Paris.
Et pour cause : il faut entre sept et douze ans pour qu’une graine produise un bulbe à même de fleurir. De plus, les motifs marbrés multicolores des tulipes proviennent d’un virus contracté par les bulbes, qui deviennent ainsi des produits quasiment scientifiques et surtout rares. Enfin, la tulipe ne fleurit qu’en avril et en mai. Les ventes au comptant ne peuvent donc avoir lieu qu’au cours de ces deux mois, imposant des achats à terme lors des dix autres mois de l’année sur des bulbes n’existant évidemment pas encore.
Nouveauté, rareté, technologie et signe extérieur de richesse. Tous les ingrédients de la spéculation sont donc bien présents. Les Néerlandais développent alors un marché à terme de la tulipe, dit de gré à gré, c’est-à-dire sans régulateur institutionnel, ni appel de marge, donc sans aucune assurance.
Mais, peu importe : puisque tout le monde veut des tulipes, personne n’est regardant sur la dangerosité de la chose. Le feu aux poudres va être mis par la France qui adresse, courant 1634, une forte demande de tulipes. Le prix de ces dernières sur les marchés à terme se met alors à flamber.
De 1634 à 1637, c’est-à-dire en trente-six mois, le prix des bulbes de tulipe augmente de 5 900 %. Un bulbe de « Semper Augustus », la tulipe la plus recherchée, flambe alors jusqu’à 10 000 florins, soit l’équivalent de 5 hectares de terres, le prix d’un beau palais sur un canal prisé d’Amsterdam ou encore vingt fois le salaire annuel d’un ouvrier.
Au plus fort de la bulle, on estime que les « bulbes virtuels » (n’oublions effectivement pas qu’il s’agissait d’achats-ventes à terme) changeaient de propriétaire jusqu’à dix fois dans la même journée. Le pire est, que pour l’essentiel, ils ne furent jamais livrés…
En effet, en février 1637, la raison reprend subitement ses droits. Les « investisseurs » se rendent effectivement compte que la spéculation va trop loin. Et ce d’autant qu’une épidémie de peste bubonique sévit dans la ville d’Haarlem, l’un des centres névralgiques de la culture de la tulipe. La descente aux enfers est imparable et les prix s’effondrent. Les vendeurs cassent encore les prix, mais il n’y a tout simplement plus d’acheteur. En quelques jours, les prix du bulbe sont divisés par 100 et retombent à leur niveau d’avant-bulle de 1635.
En avril 1637, tous les contrats à termes furent annulés et le prix maximum pour un bulbe de tulipe fut fixé à 50 florins. Une vague de faillite et d’appauvrissement des Pays-Bas s’en suivit. De quoi déjà souligner que l’éclatement d’une bulle financière produit forcément des conséquences néfastes sur la sphère réelle, c’est-à-dire économique et sociale.
Marc Touati