L’être humain est ainsi constitué que très souvent, et notamment face à l’incertitude, il choisit de suivre le troupeau, préférant avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. Cette tentation est évidemment renforcée dans un monde ultramédiatisé où le marketing est roi et où la force de résistance face au consensus est mécaniquement affaiblie.
Ainsi, depuis quelques mois, un triple aveuglement collectif ne cesse de s’imposer. Primo, la France s’engagerait enfin sur la voie du sérieux budgétaire. Secundo, le caractère ultra-accommodant de la politique monétaire de la BCE et son corollaire, la faiblesse des taux des obligations des Etats eurolandais, sont normaux. Tertio, la flambée des marchés boursiers est tout à fait justifiée. Pourtant, dans ces trois cas, et au risque d’apparaître comme des empêcheurs de tourner en rond, nous estimons que la réalité effective est complètement différente et par là même dangereuse pour l’avenir.
Commençons par notre « douce France ». Certes, après cinq ans d’amateurisme et de dérapages en tous genres, le budget 2018 s’annonce enfin un peu plus crédible. Autrement dit, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Ainsi, même si la politique budgétaire annoncée va dans le bon sens, elle est encore très loin du compte et des efforts nécessaires pour relancer la France sur le chemin de la croissance et de la crédibilité.
En effet, nous restons dans le principe du « prendre à Pierre pour donner à Paul », c’est-à-dire qu’au final, la pression fiscale macro-économique ne va quasiment pas bouger. Et tout ça pourquoi ? Tout simplement parce que, comme d’habitude, les dirigeants du pays n’ont toujours pas le courage de baisser la dépense publique. Selon les estimations optimistes de Bercy, cette dernière devrait augmenter de l’ordre de 0,7 % en 2018.
Dès lors, si la croissance n’atteint pas 1,7 % comme annoncé par le gouvernement ou si le chômage baisse moins que prévu (deux hypothèses très probables), le déficit public sera supérieur à la fameuse barre des 3 %.
Nous nous trouvons donc dans une situation analogue à celle de 2007 : un Président qui prône la rupture, un contexte économique global favorable et des réformes a minima. Le problème est que si, comme en 2008, les conditions économiques et financières internationales se dégradent en 2018, les pouvoirs publics refermeront la porte à la modernisation indispensable de la dépense publique et la France perdra encore de nombreuses années pour enfin revenir dans le concert des Nations responsables.
Une analyse similaire peut être menée au niveau de la politique monétaire de la zone euro. Certes, après avoir déjà baissé ses rachats d’actifs de 80 à 60 milliards d’euros par mois en avril dernier, la BCE a décidé de les porter à 30 milliards d’euros. Cependant, alors qu’elle devait y mettre fin en décembre 2017, elle a décidé de les prolonger au moins jusqu’en septembre 2018. Bien entendu, pour nous qui avons toujours défendu la nécessité d’une « planche à billets » dans l’UEM dès 2009, le soutien de la BCE ne peut pas constituer une mauvaise nouvelle. Le problème est que l’efficacité de celle-ci reste très limitée dans une zone euro économiquement trop rigide, en particulier en France.
En d’autres termes, en maintenant durablement cet excès de « stupéfiants », la BCE prend trois risques principaux. Premièrement, elle commence à perdre le contrôle entre la création monétaire et la maîtrise des prix à venir. Ne rêvons pas : l’excès de création monétaire « dans le vide » finira forcément par se payer. Deuxièmement, en prolongeant ses injections de « morphine », la BCE ne reconstitue pas ses marges de manœuvre de soutien à l’activité, ce qui signifie que lorsque cette dernière ralentira, elle n’aura aucun moyen pour la relancer. Troisièmement, de par sa perfusion de « monnaie gratuite », elle alimente une bulle obligataire et boursière, qui devient de plus en plus problématique.
Ce qui nous amène à notre troisième aveuglement collectif, en l’occurrence la flambée des cours obligataires et boursiers qui apparaît complètement normal pour quasiment tout le monde. En effet, en dépit des risques environnants, plus personne, ou presque, n’ose soutenir que les marchés boursiers sont très chers et/ou que les taux d’intérêt des obligations d’Etat sont trop bas. C’est justement là le propre de la bulle : personne ne la voit.
Pourtant, la réalité économique est bien là : la croissance mondiale va certes rester appréciable mais va tout de même passer de 3,4 % cette année à environ 3,1 % l’an prochain. Et ce, si tout va bien, c’est-à-dire si une guerre avec la Corée du Nord n’éclate pas, si la Réserve fédérale américaine ne durcit pas trop sa politique monétaire, si un nouveau plafond de la dette publique américaine est voté par le Congrès, si la Catalogne ne fait pas sécession, si les élections législatives italiennes du début 2018 ne débouche pas sur une nouvelle crise politique, et si, et si…
En d’autres termes, avec une croissance chinoise ralentie à environ 6,3 % l’an prochain, une performance indienne de 6 %, une croissance d’au mieux 1,9 % aux Etats-Unis et dans la zone euro, notre prévision d’une croissance mondiale de 3,1 % pour 2018 demeure très optimiste. De toute façon, elle restera toujours très loin de la performance qui pourrait justifier un Dow Jones à 23 000 points, en l’occurrence 8 % à 9 %. Il faut donc être clair : les marchés boursiers internationaux sont actuellement surévalués et leur baisse est non seulement inévitable mais aussi nécessaire pour repartir sur des bases plus saines. Lorsque l’on voit la valorisation de certaines entreprises flamber alors qu’elles n’ont jamais réalisé le moindre profit, on se souvient rapidement de la bulle internet de 2000 et surtout du krach qui en a suivi.
En conclusion, que ce soit sur le front du pseudo-sérieux budgétaire de la France, sur celui de la politique de la BCE ou en matière de flambée des marchés boursiers et obligataires, il est grand temps de dépasser l’exubérance consensuelle et de retrouver le bon sens…
Marc Touati