C’est tout de même incroyable : la France est empêtrée dans sa grève la plus longue depuis mai 1968, son économie subit de facto un coup d’arrêt brutal, la réforme de ses retraites est sur le point d’être quasiment effacée ; et, pour couronner le tout, son déficit public augmente fortement, ce qui entraînera une nouvelle flambée de sa dette publique. D’ores et déjà, cette dernière a atteint un nouveau sommet historique de 2 415,1 milliards d’euros au troisième trimestre 2019, soit 100,4 % du PIB. C’est dire ce qui nous attend au cours des prochains trimestres. Pourtant, malgré ces catastrophes passées et à venir, presque tout le monde s’en fiche ! C’est dire la gravité de la situation ! C’est dire combien le sens des responsabilités, notamment vis-à-vis de nos enfants, et tout simplement le bon sens ont quitté notre « douce France ».
Le pire est qu’en dépit de ces niveaux stratosphériques, les taux d’intérêt des obligations de l’Etat français demeurent extrêmement bas, restant même négatifs jusqu’aux échéances de neuf ans. Face à cette anomalie, de plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à continuer d’augmenter la dette publique. L’argument est simple : puisque s’endetter ne coûte rien, autant en profiter et advienne que pourra ! D’ailleurs, le Japon n’est-il pas à près de 240 % de dette publique / PIB et personne ne s’en plaint ! A priori imparable, ce raisonnement oublie cependant l’essentiel : ce n’est pas parce que les taux d’intérêt sont bas que la dette baisse. Autrement dit, même si elle ne coûte pas cher, il faudra bien finir par la rembourser. Un argument de bon sens qui est pourtant de plus en plus oublié tant l’aveuglement collectif autour de la dette publique est grand.
C’est d’ailleurs bien là que réside le principal problème de la flambée de la dette : personne ne s’en inquiète vraiment. Certes, il faut reconnaître que rapporter le stock de dette publique au flux de création de richesses (c’est-à-dire le PIB) a peu de sens. En effet, que ce soit pour un ménage, une entreprise et a fortiori un État, il est normal que sa dette dépasse son revenu annuel, sinon il ne serait pas utile de s’endetter. De plus, la dette est souvent saine. Elle permet par exemple à un particulier d’acheter sa maison. S’il n’était pas possible de s’endetter, seuls des ménages très aisés seraient propriétaires. De même, une entreprise s’endette pour pouvoir investir et embaucher, de manière à se développer, gagner des parts de marché et générer du profit.
En revanche, ce qui est beaucoup plus problématique, c’est lorsque cette dette ne génère pas suffisamment de croissance, donc d’activité, de business ou encore de revenus, simplement pour assurer le paiement annuel des intérêts de la dette ou encore le remboursement du capital. Dans ce cas, pour assurer ce dernier, il faut encore augmenter son endettement, qui devient alors explosif et se transforme en surendettement. Pire, cette situation finit par obliger le surendetté à vendre ses actifs, son patrimoine immobilier, voire ses propres biens, avec, en bout de course, la faillite.
Le problème n’est donc pas la dette, mais la capacité de l’endetté à la rembourser, c’est-à-dire à la rendre supportable. On parle alors de soutenabilité de la dette. À ce titre, les ménages, les entreprises et les États sont logés à la même enseigne. Certes, dans la mesure où l’horizon temporel des États est bien plus étendu que celui des ménages et des entreprises, il serait possible de laisser croire qu’ils n’obéissent pas à cette règle de bon sens. Comme disait l’économiste Keynes : « à long terme, nous serons tous morts ». En revanche, les États perdureront. Au travers de cette analyse, certains ont cru déceler un blanc-seing pour pouvoir augmenter la dette publique indéfiniment. « Au diable l’avarice ! nous disent-ils. Que l’État s’endette ! Augmentons les dépenses et faisons confiance aux générations futures pour assurer le service après-vente ».
Ce comportement est évidemment irresponsable. D’abord pour les générations à venir, mais aussi pour celles qui doivent gérer l’explosion de la dette. Et c’est aujourd’hui notre cas. En effet, bien loin d’avoir contracté une dette soutenable, l’Etat français a dépensé sans compter, et surtout en toute inefficacité. Ainsi, en dépit de la faiblesse artificielle des taux d’intérêt des obligations d’Etat, la France ne parvient toujours pas à générer une croissance économique suffisamment forte pour assurer le paiement annuel de la charge d’intérêts de la dette publique. Et cela dure depuis plus de dix ans !
Sur l’ensemble de l’année 2019, avec une croissance économique d’au mieux 1,3 %, une pression fiscale toujours prohibitive (la plus élevée du monde), le maintien d’un taux de chômage proche de 8,5 % et une nouvelle augmentation des dépenses publiques, le déficit public français a déjà retrouvé la barre des 3,5 % du PIB. Pour 2020, compte tenu de la dégradation de la conjoncture, la facture sera encore plus salée. De la sorte, la dette publique dépassera encore et de plus en plus largement la barre des 100 % du PIB. La question reste simplement de savoir si les investisseurs continueront de se voiler la face ou s’ils utiliseront cet argument pour délaisser les obligations d’Etat, suscitant une hausse massive des taux longs, réactivant par là même la crise de la dette, qui est certes endormie, mais est loin d’avoir disparu.
Jusqu’à présent, et notamment grâce au soutien actif de la BCE, les marchés sont restés aveuglés, refusant d’admettre l’évidence et consacrant des taux d’intérêt artificiellement bas. Certains ont même annoncé que l’augmentation de la dette publique n’empêchera pas les marchés de dormir. Peut-être, mais qu’adviendra-t-il lorsqu’ils finiront enfin par se réveiller ?! Rappelons-nous que cela a aussi été le cas pour les taux d’intérêt de la dette grecque de 2001 à 2010. Et, puis, un jour, les marchés et les investisseurs ont enfin ouvert les yeux et ces derniers ont flambé jusqu’à 35 %. Les taux français devraient évidemment éviter de tels sommets, mais une remontée aux alentours de 1,5 % paraît fort probable d’ici la fin 2020. A l’évidence, le réveil sera particulièrement douloureux…
Marc Touati