C’est la semaine des surprises pour l’économie américaine : la Réserve fédérale a abaissé son taux objectif des federal funds, la croissance du PIB des Etats-Unis a certes ralenti mais reste plus soutenue que prévu, enfin, Donald Trump a annoncé de nouvelles barrières tarifaires sur les produits chinois. Ces trois surprises ont cependant un point commun : le fameux « America first ». En effet, pendant que les Européens continuent de tergiverser sur le Brexit et que les Eurolandais se demandent toujours pourquoi leur activité économique reste si faible, l’Oncle Sam est déjà en train de préparer la prochaine crise de manière à en sortir gagnant, en particulier sur les fronts de la croissance et de l’emploi. Comme d’habitude…
En effet, depuis vingt-cinq ans, les matchs économiques Etats-Unis/Europe se suivent et se ressemblent. A chaque fois, l’écroulement des Etats-Unis est annoncé, tandis que la résistance de l’économie européenne est avancée. Et pourtant, à chaque fois, c’est exactement l’inverse qui se produit.
La première expérience de ce type (du moins si l’on réduit le prisme temporel aux 25 dernières années) remonte à 1995. A l’époque, de nombreux prévisionnistes annoncent qu’après un redressement technique en 1993-94, l’économie américaine est en train de repartir dans les affres de la récession. A l’inverse, après une récession dramatique en 1993, puis une reprise corrective en 1994, l’Europe est généralement présentée comme la zone qui retrouve le chemin d’une croissance forte et durable, damant le pion à l’Oncle Sam. Bien loin de ce scénario, ce dernier joue à plein la carte de la Nouvelle Economie et connaît une croissance historiquement forte, doublée d’un taux de chômage au plus bas et d’une inflation durablement faible, et ce jusqu’à la fin 2000. Dans le même temps, le Vieux Continent, ou plus précisément la future zone euro, s’enlise dans la croissance molle et ne redémarrera qu’en 1998 pour ralentir dès la fin 2000.
En 2002, bis repetita. Les Etats-Unis apparaissent sonnés par la récession de 2001 et les attentats du 11 septembre, tandis que la zone euro est très souvent présentée comme un havre de stabilité, de croissance forte et d’inflation limitée. Le résultat est le même qu’en 1995 : l’économie américaine repart dès 2002 et retrouve le chemin d’une croissance supérieure à 3 % à partir de 2003. A l’inverse, la zone euro s’effondre et frôle la récession en 2003 pour ne finalement redémarrer qu’en 2006 et pour décélérer dès… 2007. Autrement dit, si les cycles de croissance se sont raffermis et prolongés aux Etats-Unis, en Europe, les phases de croissance appréciables ont subi une évolution inverse : elles duraient environ cinq ans dans les années 1980, trois dans les années 1990 et douze mois depuis les années 2000…
L’histoire se répète effectivement une troisième fois en 2008-2011. Certes, en 2008 et surtout avec la déflagration de la faillite de Lehman Brothers qui a failli plonger le monde dans une crise pire que celle de 1929, tant les Etats-Unis que la zone euro sombrent dans la récession. Cependant, dès la fin 2009, l’Oncle Sam retrouve le chemin de la croissance et ne le quittera plus jusqu’à aujourd’hui. A l’inverse, après une reprise technique en 2010, la zone euro replonge dans la récession dès 2011, pour ne revenir sur la voie de la croissance soutenue qu’en 2016-2017.
C’est alors qu’intervient le quatrième « match » entre les deux côtés de l’Atlantique, qui, comme d’habitude, va se traduire par le même résultat. En effet, il y a encore deux ans et demi, la grande majorité des observateurs économiques, des prévisionnistes et des intervenants de marché prévoyaient un effondrement de l’activité outre-Atlantique alors que la zone euro devait rester sur la voie d’une croissance forte. Un peu seuls dans notre coin, nous évoquions un scénario inverse, que certains trouvaient impossible.
Mais, une fois encore, le consensus a eu tort. Ainsi, l’économie américaine a non seulement évité la baisse de l’activité et a, de surcroit, bénéficié d’une accélération. Le glissement annuel de son PIB est ainsi passé d’un point bas de 1,3 % au deuxième trimestre 2016 à 2,2 % un an plus tard et 3,2 % au deuxième trimestre 2018 pour finalement ralentir à un rythme toujours appréciable de 2,3 % au deuxième trimestre 2019. A l’inverse, celui du PIB de la zone euro est passé d’un plafond de 2,8 % aux troisième et quatrième trimestres 2017 (un sommet depuis le premier trimestre 2011) à 2,2 % au deuxième trimestre 2018 et 1,1 % au deuxième trimestre 2019. Déjà énorme, l’écart de croissance Etats-Unis-UEM depuis 1995 continue donc de se creuser, pour atteindre désormais 85,3 points. De quoi vraiment donner le vertige ! Encore plus inquiétant : les derniers indicateurs avancés de l’activité se sont nettement détériorés dans la zone euro, alors qu’ils ont continué de résister aux Etats-Unis. Autrement dit, ce fossé de croissance est bien parti pour encore s’élargir.
D’où une question : comment en est-on arrivé là et pourquoi n’a-t-on pas tiré les leçons des erreurs du passé ? Certains répondront que les Etats-Unis ont choisi la facilité en soutenant leur activité avec une politique économique très accommodante, tandis que la zone euro a su faire preuve de retenue, de manière à limiter son inflation. Baliverne ! Car le principal résultat de ces divergences durables réside dans un taux de chômage de plein-emploi à 3,7 % outre-Atlantique, contre un niveau de chômage toujours massif de 7,5 % dans l’UEM.
En fait, la principale explication de cette triste situation est malheureusement simple : aux Etats-Unis, tout est fait pour la croissance et l’emploi, quitte à laisser l’inflation filer légèrement et temporairement. Dans la zone euro, en dépit des efforts de Mario Draghi depuis 2011, la situation est bien différente : le dogmatisme ne cesse de primer sur le pragmatisme, tant en matière de politique budgétaire, que de stratégie de change ou encore de vision du monde. Sans parler des rigidités réglementaires et fiscales, mais aussi des blocages politiques au sein de l’UEM et des différents pays qui la composent.
En conclusion, oui, sur le papier, la zone euro avait tout pour devenir un havre de stabilité, de croissance forte et de plein-emploi, de manière à pouvoir « battre » l’Oncle Sam. Bien tristement, la réalité a été tout autre : le pragmatisme et l’efficacité économique ont continué de booster les Etats-Unis, tandis que la zone euro a été lestée par le dogmatisme et l’inefficacité de sa politique économique. Quel dommage !
Marc Touati