Nous avons beau être habitués aux bulles, aux dérapages boursiers et à l’exubérance irrationnelle des marchés financiers au sens large, la folie qui s’est de nouveau emparée de ces derniers depuis quelques semaines dépasse toutes les limites. Ainsi, en dépit de la pandémie, de la récession et des risques qui pèsent sur 2021, les marchés boursiers continuent de croître dans le vide. Ainsi, qu’il s’agisse du Nasdaq, du Dow Jones ou encore du Dax 30, de nouveaux sommets historiques ne cessent d’être dépassés. Comme si la récession de 2020 n’avait pas eu lieu et que la pandémie n’avait jamais existé… Les bulles sont donc non seulement de retour, mais elles sont encore plus extravagantes qu’avant 2020.
Si les GAFAM (Google, Apple, Amazon, Facebook, Microsoft) et les valeurs du numérique nous ont déjà aguerri à tous les excès, d’autres valeurs boursières défient encore plus l’entendement. Ainsi, l’action Tesla a flambé de 952 % sur une année et de quasiment 16 000 % depuis octobre 2012.
Son Price Earning Ratio (qui rapporte la valorisation boursière aux profits effectifs de l’entreprise) atteint le niveau démentiel de 1 600. Cela signifie que pour justifier une telle valorisation, il faudrait attendre 1 600 années de profit de Tesla. Même si l’on veut croire à la voiture électrique et à l’augmentation des profits de Tesla, ce niveau n’est vraiment pas raisonnable. Et ce d’autant que Tesla n’a plus le monopole de la voiture électrique. Dès lors, si l’on compare sa valorisation boursière à celle de ses concurrents directs qui, à l’inverse de Tesla, disposent d’une expérience séculaire, de réseaux de distributions internationaux exceptionnels et d’une résistance à toute épreuve, le réveil risque d’être douloureux.
Ainsi, la valorisation boursière de Toyota Motor est de 209 milliards de dollars et celle de Volkswagen de 101 milliards de dollars, ce qui se traduit par des PER très normaux de respectivement 15 et 12. De plus, n’oublions pas qu’en 2020, Toyota a vendu 10,55 millions de voitures, Volkswagen 10,7 millions et Tesla… 500 000. Même si les voitures Tesla sont formidables, il serait donc grand temps de remettre les pendules à l’heure.
Encore plus fous et mettant en exergue la stupidité dangereuse de certains investisseurs, il a suffi que le patron de Tesla, Elon Musk, écrive un tweet de deux mots « Use Signal » demandant de favoriser la plateforme Signal concurrente de Watsapp pour que le cours de l’action « Signal Advance » flambe de 11 560 % en 4 jours, passant de 0,60 le 6 janvier dollars à 70 dollars lors de la séance du 11 janvier !
Manque de pot, la plateforme de messagerie Signal n’est pas cotée en bourse. « Signal Advance » n’a donc rien à voir avec le concurrent de Watsapp et travaille dans le domaine de la santé… Son cours boursier s’est alors effondré de 92 % mais s’est ensuite étonnamment repris vers les 11 dollars, soit tout de même une hausse de 1 800 % depuis le 6 janvier. Une bourde incroyable qui confirme que de trop nombreux investisseurs sont non seulement des moutons de Panurge mais manquent dramatiquement de discernement…
Que dire alors de l’extrême volatilité du bitcoin et des cryptomonnaies, qui sont tout sauf des placements responsables de bon père de famille ?!
Evidemment, les arguments justifiant la poursuite des bulles financières sont nombreux. A commencer par la poursuite de politiques monétaires extrêmement accommodantes à travers le monde. La « planche à billets » apparaît même sans limite, confortant les marchés dans un « paradis artificiel » confortable, mais aveuglant, donc très périlleux. De plus, les taux d’intérêt monétaires et obligataires demeurant artificiellement bas, ils renforcent mécaniquement l’appétence pour tous les autres placements plus rémunérateurs.
Autrement dit, comme disait le Candide de Voltaire : tout paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes. Alors, vive la bulle et au diable la prudence ! Ne comptez pas sur moi pour adopter un tel discours, car cet aveuglement collectif est encore pire que celui qui prévalait en 2000-2001, juste avant l’éclatement de la bulle internet, ou encore la situation a priori idyllique de 2007-2008 sans oublier celle de 2016-2017, des périodes au cours desquelles personne (ou presque) n’osait qualifier les évolutions extravagantes des marchés boursiers par le terme de bulle. Pourtant, tel était et tel est toujours bien le cas. En effet, au risque de me répéter, rappelons qu’une bulle est tout simplement un écart cumulatif et auto-entretenu entre la valeur financière des actifs financiers et leur valeur réelle, c’est-à-dire celle correspondant à la réalité économique. Si les excès de liquidités mondiales contribuent à alimenter ces bulles, ils ne peuvent cependant aller à l’encontre d’une loi physique incontournable : les arbres ne montent pas au ciel.
Et même si le ciel est très haut, les niveaux actuellement atteints par le Dow Jones, le Nasdaq et tutti quanti continuent de défier l’entendement. Soyons encore plus clairs : normalement les variables financières doivent refléter une réalité économique concrète et nous en sommes très loin.
Le pire est qu’au-delà des gains de court terme et de la fuite en avant orchestrée par les dirigeants politiques et monétaires de la planète, ce désordre est extrêmement dangereux dans la mesure où il transforme les marchés financiers en un gigantesque casino. Encore plus grave, il est en train de nuire à l’essence même du capitalisme qui consiste à investir pour créer des entreprises, des richesses productives et de l’emploi.
Si ces bulles continuent de gonfler, elles ne feront donc qu’enrichir les plus aisés, tandis que les faillites des PME, le chômage et la pauvreté augmenteront. Disons-le encore plus clairement : ces bulles financières sont indécentes. Dès lors, elles finiront inévitablement par nuire à la stabilité économique, financière et sociétale des pays occidentaux. Il est donc grand temps que le bon sens reprenne enfin le dessus…
Marc Touati