C’est l’une des grandes conséquences de la pandémie de coronavirus et de son corolaire, le confinement : le télétravail et la numérisation économique se sont fortement développés. Dès lors, déjà excessivement puissantes avant cette crise, les entreprises du numérique ont renforcé leur domination qui est d’ailleurs devenue hégémonique. Ce faisant, après un logique dégonflement, la bulle boursière de ce secteur et plus globalement des valeurs de croissance est repartie de plus belle. Ainsi, en dépit ou plutôt à cause des risques sanitaires, l’indice Nasdaq n’a cessé de dépasser des sommets historiques au cours des dernières semaines, atteignant même le niveau stratosphérique des 10 131 points le 23 juin 2020.
De quoi rappeler qu’à l’instar de la flambée boursière des années 1998-2000, tirée par la « révolution Internet », puis de celle de 2006-2007, tractée par les produits « subprimes », la bulle de 2015-2020 dispose d’une avant-garde encore plus puissante, en l’occurrence la révolution du numérique, qui paraît tout autant irréprochable qu’inextinguible. Et ce d’autant qu’elle dispose, à son tour, d’une force de frappe impressionnante, encore plus performantes que les « Avengers » et la « Justice League » réunis et qu’on appelle les GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
L’évolution de leurs cours boursiers est effectivement impressionnante. Ainsi, après leurs krachs de 2018 et de mars 2020, il paraissait plausible de croire que l’heure était à l’apaisement durable. Eh bien non ! Défiant une nouvelle fois les lois de la pesanteur, les Gafam sont reparties de plus belle, atteignant même de nouveaux sommets historiques le 23 juin 2020.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Après avoir baissé de 28,3 % entre le 19 février 2020 et le 3 avril, l’action Google (Alphabet) a repris 34 % au cours des trois mois suivants. Si le sommet de février n’a certes pas été retrouvé, sa progression depuis la fin 2012 atteint 352 %. De même, après avoir reculé de 25,9 % entre le 14 février 2020 et le 1er avril, l’action Apple a progressé de 52,1 % au cours des trois mois suivants, se hissant à un nouveau sommet historique de 366,50 dollars et affichant une flambée de 557 % depuis avril 2013.
Un peu moins volatile, l’action Microsoft n’en est pas moins stratosphérique : – 18,8 % entre le 19 février et le 1er avril, + 32,7 % au cours des trois mois suivants, atteignant un nouveau sommet historique de 201,9 dollars, soit une explosion de 663,1 % depuis le début 2013. L’action Facebook a aussi renoué avec les records historiques. Et pour cause : après avoir dévissé de 29,2 % entre le 18 février 2020 et le 3 avril, celle-ci a ensuite remonté de 57,1 %, atteignant un nouveau sommet de 242 dollars le 23 juin, soit une hausse de 958 % depuis juin 2013. Quant à l’action Amazon, après une chute de 22,7 % entre le 19 février et le 12 mars, elle a rebondi de 64,9 % depuis, affichant une flambée de 1 028 % depuis décembre 2012.
Conséquences logiques de ces envolées, les capitalisations boursières des GAFAM donnent encore plus le vertige : 671 milliards de dollars pour Facebook, 983 milliards de dollars pour Google, 1 370 milliards de dollars pour Amazon, 1 520 milliards de dollars pour Microsoft. La palme de l’excellence étant attribuée à Apple, avec une capitalisation boursière de 1 580 milliards de dollars, soit à peine 140 milliards de dollars de moins que la capitalisation boursière de toutes les entreprises du Cac 40. Au total, la « valeur » boursière des 5 Gafam atteint la « modique somme » de 6 124 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB de la France et de l’Allemagne réunies.
Face à cette exubérance, une question s’impose : de telles flambées sont-elles justifiées ? On oublie effectivement qu’en dépit d’un inévitable renforcement lié à la pandémie et au confinement, les valeurs du numérique peinent encore à trouver un « business model » rentable qui va d’ailleurs forcément se heurter tôt ou tard à la nécessité de mieux réglementer l’ensemble de cet univers, qui échappe actuellement à tout contrôle.
D’ailleurs, rappelons que les Price Earning Ratio (c’est-à-dire la valorisation des actions comparativement aux bénéfices) des Gafam sont très élevés : 130 pour Amazon, 35 pour Microsoft, 34 pour Facebook, 29 pour Google et 28 pour Apple. Il faut savoir qu’empiriquement, un PER normal est d’environ 12 à 15. En-deçà, les actions sont considérées comme peu chères, et évidemment trop chères au-delà. Or, qu’adviendra-t-il demain des bénéfices des Gafam en cas de réglementation plus stricte, notamment d’un point de vue fiscale et sécuritaire ?
Plus globalement, les Gafam restent particulièrement menacées par toute une série de catastrophes potentielles : encadrement réglementaire contraignant, lois antitrust, cyberattaques, luttes intestines à craindre de sociétés qui empiètent chacune sur le business des autres, sans oublier leur exposition à la remontée des taux d’intérêt des crédits et à la récession économique. Or, de la même façon que la bulle boursière de 2015-2017, puis 2019-2020 a été alimentée, pour ne pas dire engendrée, par la flambée des Gafam, la correction de ces dernières ne manquera pas de sonner la fin de la récré et de susciter une baisse boursière généralisée, comme cela s’est d’ailleurs déjà observé cette année.
Que deviendront alors les fameuses « licornes », c’est-à-dire ces nombreuses sociétés du numérique qui ont été créés dans le sillage des Gafam et qui, pour la grande majorité, n’ont jamais réalisé le moindre profit, mais voient également leur valorisation (boursière ou non) flamber ? On retrouve dans ces entreprises des acteurs du e-commerce, des réseaux sociaux, des vidéoconférences, des fintech, de la cybersécurité… Tous ces secteurs sont évidemment porteurs et nul doute que leurs leaders génèreront de solides bénéfices dans le futur. Malgré tout, est-il raisonnable de les valoriser aussi cher ? Et, pour quelques success stories, combien resteront-elles sur le carreau, et leurs gentils investisseurs avec ? A l’évidence, le réveil risque d’être douloureux… En d’autres termes : Oui à la révolution technologique, non à l’aveuglement.
Marc Touati