Comme disait le philosophe Friedrich Nietzsche : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». A priori imparable, cette maxime oublie néanmoins un peu vite une autre formule issue de la sagesse populaire mais encore plus vraie : « à trop tirer sur la corde, elle finit par casser ». Autrement dit, même si les épreuves peuvent nous renforcer, à terme, elles peuvent aussi finir par nous détruire, surtout si elles s’accumulent trop rapidement et encore plus si elles sont mal gérées.
C’est exactement à l’intersection de ces deux maximes que se trouve aujourd’hui la zone euro. En effet, depuis sa création il y a 21 ans, la zone euro a dû encaisser un grand nombre de chocs : la récession de 2000-2003, l’effondrement de l’euro/dollar sous les 0,85 en 2001, la crise financière de 2008-2009, la crise grecque de 2010-2012, l’élection à la tête de la Grèce en janvier 2015 d’Alexis Tsipras, qui avait notamment promis de faire exploser la zone euro. Plus récemment, l’avènement d’un gouvernement europhobe à la tête de l’Italie a encore failli sonner le glas de l’UEM. Et pour cause, ce dernier souhaitait revenir à la situation qui prévalait avant 1992. Il réclamait notamment que la politique étrangère italienne soit désormais fondée sur « l’intérêt national » et que les titres d’Etat des pays membres acquis par la BCE sortent du calcul de la dette, histoire de pouvoir ré-augmenter cette dernière en toute tranquillité. Il suffisait d’y penser !
Pour autant, dans tous ces cas, le plus souvent après de nombreuses tergiversations politiciennes et ubuesques, le pire ne s’est pas produit et la zone euro n’a pas disparu. Avec les crises grecques de 2015 et italiennes de 2018, l’artillerie lourde a cependant été sortie, puisque pour accompagner les négociations politiques, la Banque Centrale Européenne a mis en place une politique extrêmement accommodante : taux refi à 0 %, taux de dépôt à – 0,5 % et surtout une « planche à billets » pléthorique de 3 000 milliards d’euros. C’est donc grâce à cette débauche de moyens que les taux d’intérêt des obligations des Etats surendettés sont restés anormalement bas et que l’UEM a pu traverser toutes ces tempêtes.
Seulement voilà, toutes les bonnes choses ont une fin. Ainsi, avec la crise du Covid-19, la dépression historique qu’elle a engendrée et la nouvelle flambée des dettes publiques qui en a découlé, la BCE a décidé de continuer sa fuite en avant, en fournissant encore plus de morphine sur les marchés des dettes publiques. Elle oublie néanmoins que si la morphine calme la douleur, elle ne guérit pas la maladie, en l’occurrence celle de l’excès de dette publique. Devant cette nouvelle gabegie, la cour constitutionnelle de Karlsruhe a tiré la sonnette d’alarme, accroissant de facto les risques de réactivation de la crise de la dette publique et plus globalement d’explosion de la zone euro. Car, ne rêvons pas, derrière la mise en garde allemande se cache bien une remise en question de l’UEM telle qu’elle existe jusqu’à présent.
Face à ce danger extrême, certains économistes, politiciens ou observateurs de la « chose économique » n’hésitent pas à botter en touche en soulignant que cette éventualité n’a aucun sens. La fin de la zone euro ? « Impossible » disent-ils avec l’aplomb des technocrates qui dissertent sur l’avenir économique sans n’avoir jamais été sur le terrain ou encore de tous les « spécialistes » qui disaient que l’épidémie de Coronavirus ne causerait pas de dégâts majeurs dans l’Hexagone… Ces donneurs de leçons ont clairement tort. Oui, il faut être honnête : même si nous ne le souhaitons pas, l’explosion de la zone euro est possible. Compte tenu de l’ampleur de la crise actuelle, la probabilité de ce triste scénario s’accroît même de jour en jour. S’obstiner à vouloir faire croire le contraire est contre-productif. Et ce d’autant que la nouvelle crise politique, financière et économique qui s’annonce n’est pas un accident de parcours facilement surmontable. Non. Cette crise porte en elle les carences structurelles de la zone euro, qui, pourtant censée constituer un havre de stabilité, s’est finalement engoncée dans la croissance molle, ainsi que dans la fragilité économique, politique, sociale et sociétale.
En fait, à l’image des bulles qui n’ont cessé de gonfler sur les marchés financiers depuis 2015, la zone euro est, elle, aussi, devenue une « bulle », c’est-à-dire un fossé entre ses promesses et ses réalisations, constituant par là même une « machine à crises ». Cette carence d’efficacité de la zone euro rappelle un problème fondamental : basée sur des fondations bancales, l’UEM n’a jamais été terminée. En effet, cette dernière ne sera crédible que lorsqu’elle sera devenue une « zone monétaire optimale », c’est-à-dire parfaitement unifiée à tous points de vue, comme les Etats-Unis d’Amérique ou les Etats-Unis du Brésil par exemple. C’est d’ailleurs ce qui était prévue dans le traité de Maastricht, mais a été oublié.
Le drame est que, depuis quelques années, les peuples et les dirigeants de la zone euro sont devenus de plus en plus réticents à l’idée d’une union fédérale. Encore plus grave : un sentiment europhobe s’est répandu comme un virus et a gagné de plus en plus de pays et de citoyens. La raison de ce rejet est finalement assez simple : depuis des décennies, les dirigeants des pays européens, souvent par manque de courage, n’ont cessé de claironner que s’il fallait faire des efforts c’était à cause de l’Europe. Pourtant, s’il faut assainir les dépenses publiques et les rendre plus fécondes en croissance, ce n’est pas pour l’Europe mais pour nos enfants. Conséquence logique de cette erreur stratégique et historique : la construction européenne est devenue le bouc émissaire idéal et a stigmatisé toutes les rancœurs, voire les haines.
Autrement dit, non seulement l’Europe n’est pas devenue la terre de croissance et d’emploi attendue mais, en plus, dans l’inconscient collectif, elle est désormais perçue comme la mère de toutes les rigidités et de toutes les inefficacités budgétaires et économiques, avec en toile de fond un chômage de masse endémique. Il faut donc être clair : sauf si une prise de conscience miraculeuse se produit, notamment en Italie, en France et en Allemagne, afin d’engager la zone euro vers une harmonisation des conditions fiscales et réglementaires, avec un budget fédéral efficace mais aussi moins de rigidités structurelles, l’UEM telle que nous la connaissons aujourd’hui aura disparu avant 2022. Cela ne signifiera d’ailleurs peut-être pas la fin de l’euro, mais l’avènement d’une zone monétaire plus restreinte, avec une vraie intégration, une véritable union fédérale, des règles strictes et une entraide à toute épreuve. C’était justement le but du traité de Maastricht de 1992. Dommage que les dirigeants européens ne le comprennent qu’aujourd’hui, 28 ans plus tard…
Marc Touati