Il est vrai que cela peut apparaître très déconcertant : il y a encore trois mois, les Etats surendettés, à commencer par celui de la France, répétaient, à juste titre, qu’il n’était plus possible d’augmenter davantage la dette publique, notamment pour éviter aux générations futures de payer une facture extrêmement salée. Or, depuis quelques semaines, comme par magie, tous les Etats de la planète annoncent des plans de relances pharaoniques. Les montants de ces derniers ont de quoi donner le vertige : 108.000 milliards de yens au Japon (soit l’équivalent de 1 000 milliards de dollars), 2 000 milliards de dollars aux Etats-Unis, environ 600 milliards d’euros pour l’Union européenne ou encore près de 100 milliards d’euros en France. Et ce, sans parler des montants tout aussi extravagants des « planches billets » des banques centrales (au minimum 1 500 milliards de dollars pour la Fed et 1 000 milliards d’euros pour la BCE).
Certes, compte tenu de l’ampleur dramatique de la pandémie et de la récession mondiale qui a commencé, cette débauche de moyens semble justifiée : lorsque la maison brûle, il faut tout faire pour éteindre l’incendie.
Pour autant, face à cette valse des milliards, deux questions à la fois simples et lourdes de conséquences s’imposent : d’où vient l’argent et qui va payer ? La réponse à la première interrogation est claire : ces milliards ne sont pas tombés du ciel, mais viennent simplement alourdir une dette publique déjà pléthorique.
Et c’est là que le bât blesse. Car, avant même la crise actuelle, le poids de la dette publique dans le PIB de la grande majorité des pays développés était déjà dramatiquement élevé : 238 % au Japon, 180 % en Grèce, 138 % en Italie, 106 % aux Etats-Unis, 100 % en France, 99 % en Espagne et 86 % pour l’ensemble de la zone euro.
Au sein de cette dernière, seuls cinq pays se distinguent par la relative faiblesse de leur ratio dette publique/PIB : l’Irlande (avec 63 %), la Finlande (60 %), l’Allemagne (58 %), les Pays-Bas (50 %) et le Luxembourg (20 %). Ces disparités au sein de la zone euro expliquent d’ailleurs pourquoi les fameux « Coronabonds », c’est-à-dire des obligations émises par l’UEM dans son ensemble et non pas Etat par Etat, n’ont pas réussi à voir le jour.
Toujours est-il que les faits sont là : déjà extrêmement élevées avant la pandémie, les dettes publiques vont encore exploser au cours des prochains mois. De plus, dans la mesure où le PIB va baisser fortement, cela signifie que les ratios Dette publique / PIB devraient atteindre des niveaux stratosphériques.
D’où notre deuxième question toujours sans réponse : qui va payer ? En fait, il existe quatre réponses possibles, qui peuvent d’ailleurs se cumuler. La meilleure consisterait en un retour rapide de la croissance forte. En effet, n’oublions pas qu’une dette publique élevée n’est pas forcément catastrophique, si et seulement si elle est soutenable, c’est-à-dire qu’elle génère une croissance suffisamment forte pour payer au moins les intérêts de la dette. Le problème est que pour le moment et dans le contexte actuel de récession, rares sont les pays qui paraissent susceptibles d’y parvenir. Pour mémoire, rappelons que la France n’y est jamais parvenue depuis 2007.
D’où une deuxième réponse palliative : l’augmentation de l’inflation. L’Histoire a effectivement montré que, très souvent, une forte inflation permettait de payer la dette de façon quasiment indolore. Il y a néanmoins deux problèmes. D’une part, on ne peut pas décréter l’inflation. D’autre part, si l’inflation augmente trop fortement alors que la récession et le chômage élevé persistent, les revenus ne pourrons suivre, ce qui aggravera mécaniquement la récession, donc le chômage, les déficits et la dette…
C’est pourquoi, certains Etats pourraient choisir une troisième solution, qui a d’ailleurs quasiment toujours été utilisée, en particulier en France, en l’occurrence l’augmentation des impôts. Le premier ministre français a beau claironner qu’il n’en sera rien, peut-on raisonnablement le croire ? Le drame est que la France étant déjà numéro un mondial de la pression fiscale, accroître encore cette dernière reviendra à casser davantage la croissance, ce qui réduira l’assiette fiscale, dont accroîtra les déficits et la dette.
C’est alors qu’une quatrième solution semble faire l’unanimité : l’annulation de la dette. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait tous les pays surendettés et/ou en défaut de paiement à travers l’Histoire. Evidemment, il ne faudra pas annuler la dette publique détenue par les épargnants, sinon cela suscitera l’effondrement du système. D’où l’idée « géniale » de ne supprimer que la dette publique détenue par les banques centrales. Pour la simple raison qu’en théorie, une banque centrale ne peut pas faire faillite.
Mais là aussi deux problèmes surviennent. Primo, il y a souvent un fossé entre la pratique et la théorie. Ainsi, déjà particulièrement bancale, il n’est pas certain que la zone euro puisse survivre à l’annulation des dettes détenues par la BCE, surtout parce que cela créera une distorsion entre les Etats « sérieux » et les autres. Secundo, cette stratégie est un fusil à un coup. Cela signifie qu’après avoir annulé les dettes d’un Etat ou d’une somme d’Etats, ceux-ci perdront durablement en crédibilité. Dès lors, une phase de remontée massive des taux d’intérêt des obligations se produirait, ce qui aggraverait la récession, augmenterait le chômage, suscitant une nouvelle flambée des déficits et des dettes, sans parler des risques financiers, sociaux et sociétaux qui en découleraient.
En conclusion, à l’exception de la première solution, les trois autres engendreraient des dégâts collatéraux considérables et certainement destructeurs. Dans ce cadre, il nous faut une fois encore rappeler le bon sens : augmenter les dettes publiques, oui, mais pas seulement pour éteindre l’incendie, cela doit aussi favoriser l’investissement, l’innovation et, in fine, le retour de la croissance forte. La solution existe donc, reste à savoir si, pour une fois, nos dirigeants auront l’intelligence de la mettre en musique.
Marc Touati