Une fois encore et juste avant de partir en retraite, Mario Draghi est entré dans l’Histoire cette semaine. Après avoir déjà sauvé la zone euro à de multiples reprises, puis abaissé le taux refi de la BCE à 0 % et engager un « Quantitative Easing » de quasiment 3 000 milliards d’euros, il vient d’abaisser le taux de dépôt à – 0,5 %, tout en annonçant une nouvelle phase de « planche à billets » illimitée de 20 milliards d’euros par mois à partir de novembre prochain. A l’instar de la Banque du Japon depuis plus de vingt ans, la BCE se retrouve donc bloquée dans le tonneau des Danaïdes. Dans la mythologie grecque, les Danaïdes sont les cinquante filles du roi Danaos. Après avoir épousé leurs cousins, elles les tuent le soir des noces et sont ensuite condamnées aux enfers où elles devront remplir éternellement des jarres percées. De la même façon, après avoir tué la croissance forte dans les années 2000, la BCE n’a cessé de déverser pléthore de liquidités, mais pour de bien piètres résultats, en l’occurrence une croissance durablement molle. Et ce, au prix d’une « planche à billets » extrêmement coûteuse et dont on ne mesure pas encore les conséquences négatives de long terme.
Pour mémoire, rappelons que la « planche à billets » revient à créer de la monnaie ex-nihilo, c’est-à-dire sans création de richesse correspondante. En effet, en temps normal, pour pouvoir créer de la monnaie, la banque centrale d’un pays doit disposer de compensations à l’actif de son bilan, en l’occurrence de l’or, des réserves de changes et des titres (notamment des obligations d’Etat). C’est ce que l’on appelle les contreparties de la masse monétaire. De la sorte, il existe une correspondance entre la monnaie en circulation et la réalité économique du pays. Cela permet notamment d’éviter les dérapages inflationnistes. Bien différemment, lorsqu’une banque centrale actionne la « planche à billets », cela signifie qu’elle crée de la monnaie sans contreparties préalables. Elle imprime des billets « sur la base de rien ». Mieux, avec cette « monnaie de singe », la banque centrale monétise la dette publique, c’est-à-dire qu’elle finance directement le déficit public. Cette stratégie comporte un triple avantage. Primo, l’Etat « éponge » son déficit gratuitement, donc sans faire appel aux investisseurs privés et/ou extérieurs. Secundo, comme l’Etat ne fait pas appel aux marchés obligataires, les taux d’intérêt restent bas, ce qui, normalement, permet de faciliter le financement de l’investissement privé et de la consommation des ménages. Tertio, de par cet excès artificiel de liquidités, la devise du pays concerné se déprécie, soutenant par là même les exportations et la croissance du pays en question.
Le seul danger de cette stratégie est que la conséquence inévitable d’un excès de création monétaire est une inflation galopante. En effet, si la monnaie en circulation ne correspond pas à une création de richesse équivalente, la différence se traduit par davantage d’inflation : si les quantités ne s’ajustent pas, ce sont les prix qui le font. Certes, pour le moment, ces excès de liquidités n’ont pas suscité de forte augmentation des prix à la consommation. Bien au contraire. Le problème est que l’inflation s’est déplacée des prix à la consommation vers les prix des actifs. Autrement dit, les politiques monétaires excessivement accommodantes n’ont pas suscité d’hyperinflation mais ont alimenté des bulles financières de plus en plus extravagantes. Et plus les mois passent, plus ces dernières deviennent dangereuses. Ainsi, en dépit du ralentissement de l’activité aux Etats-Unis, en Chine, dans la zone euro et sur l’ensemble de la planète, les grands indices boursiers ont continué de progresser en toute tranquillité, obérant complétement que leur flambée commence vraiment à se déconnecter de la réalité économique mondiale.
Parallèlement, dans près de 20 pays européens, les Etats peuvent désormais emprunter à des taux négatifs. Autrement dit, les investisseurs acceptent de payer pour prêter leur agent à des Etats surendettés. Si, à la rigueur, ce comportement pourrait se comprendre dans le cas de l’Allemagne ou de la Suisse (quoique…), il apparaît complètement absurde dans les cas de la France ou encore de l’Espagne et ce d’autant que cette anomalie concerne de plus en plus souvent des échéances à moyen et long terme : 50 ans pour la Suisse, 25 ans pour l’Allemagne, jusqu’à 10 ans pour la France et 9 ans pour l’Irlande ! L’atteinte d’un taux négatif jusqu’aux échéances de 7 ans en Espagne, 5 ans à Malte, ou encore 3 ans en Italie et à Chypre, est tout aussi déconcertante, pour ne pas dire effrayante…
Pourtant, en dépit de ces « énormités » et malgré la faible efficacité des précédentes « planches à billets », le Président de la BCE n’a pas hésité à sortir « l’artillerie lourde ». En d’autres termes, « Super Mario » Draghi est, lui aussi, tombé dans l’aveuglement collectif et participe par là même à alimenter les bulles financières qu’il refuse de voir. Face à cette stratégie détonante, une question s’impose : pourquoi un homme aussi pragmatique et qui a sauvé la zone euro à de multiples reprises, refuse-t-il de voir la réalité en face ? Est-ce parce qu’il a peur de déclencher une panique sur les marchés ? Peut-être, mais c’est justement son rôle de prévenir les investisseurs et les citoyens des dangers environnants. On se souvient par exemple qu’en pleine bulle Internet, au cours d’une période où quasiment personne n’osait dire qu’il fallait alléger ses positions sur les marchés actions et notamment les valeurs technologiques (en dépit d’une survalorisation évidente), Alan Greenspan, alors Président de la Fed, montait régulièrement au créneau pour évoquer une « exubérance irrationnelle » des marchés, ce qui marqua d’ailleurs en partie le début de la fin de la bulle financière de l’époque.
Si nous avons toujours salué et soutenu jusqu’à présent le travail du Président Draghi, nous sommes cette fois-ci contraints de manifester notre réprobation. Oui, M. « Super Mario », il y a bien plusieurs bulles sur les marchés financiers. Non, des taux d’intérêt négatifs des obligations de l’Etat français ou espagnol ne sont pas normaux. En outre, si, pour le moment, il reste presque impossible de jauger les impacts des excès de liquidités, il viendra un jour où ces derniers produiront des effets particulièrement négatifs. Et ce, notamment en termes d’inflation, de krachs obligataires et boursiers et finalement de destruction de richesses. Autrement dit, la BCE ne fait que gagner du temps, en espérant que les effets négatifs de sa politique ne se produiront jamais, comme par miracle… Cela commence donc à devenir vraiment inquiétant, car en plus du manque de vision et souvent de l’incompétence des dirigeants politiques des grands pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, il faut aussi composer avec des banquiers centraux « accros à l’opium » et qui vont par là même entraîner le monde dans une overdose dévastatrice…
Marc Touati