L’information est complètement folle : aujourd’hui, à travers le monde, près de 17 000 milliards de dollars de dette, servent des taux d’intérêt négatifs. C’est à en perdre son latin.
Plus globalement, en dépit d’une dette publique dramatique (à l’exception notable de celle l’Allemagne), les taux d’intérêt des obligations d’Etat continuent de baisser drastiquement, y compris en Italie et en Grèce. Une véritable anomalie au regard de l’incapacité à réduire durablement la dette publique et des nombreux risques qui pèsent sur l’avenir économique et politique de la zone euro.
Le pire est que cette baisse des taux, qui s’apparente plus à une « descente aux enfers » qu’à un mouvement salutaire, incite les Etats européens déjà surendettés à continuer d’augmenter leur dette : pourquoi se gêner : les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi bas, autant en profiter ! Il s’agit donc bien là d’un « aléa moral », qui est tel que, grâce à la protection de la zone euro et de la BCE, la dette publique continue d’augmenter en dépit du bon sens. Car, ne l’oublions pas : il faudra forcément finir par payer tous ces excès.
Et c’est bien là que le bât blesse, car si la probabilité de défaut d’un Etat occidental dans les dix prochaines années est relativement faible (excepté peut-être pour l’Italie), celle de la remontée des taux longs à ce même horizon est beaucoup plus élevée, rendant donc inévitables des moins-values conséquentes sur les placements obligataires.
Autrement dit, en dépit de l’aveuglement collectif, depuis les investisseurs chevronnés jusqu’aux petits épargnants en passant par la BCE, je continue de défendre que des taux d’intérêt des obligations de l’Etat français, mais aussi de l’ensemble des pays de la zone euro, aussi bas ne sont pas normaux.
Pour le comprendre, il suffit simplement de se rappeler le principe de la formation des taux d’intérêt à long terme. Théoriquement, ces derniers correspondent effectivement aux taux d’intérêt à court terme auxquels on ajoute deux types de composants. Primo, le coût d’opportunité du prêt (c’est-à-dire du renoncement de ses liquidités à court terme, ce coût étant positivement corrélé à l’échéance du prêt : plus on prête longtemps, plus ce coût augmente).
Secundo, des primes de risque. Ces dernières sont notamment relatives aux perspectives d’inflation, de croissance, de déficit public et à la crédibilité des Etats. Aujourd’hui, si les primes de risque liées à l’inflation et à l’activité économique sont faibles, celles des déficits publics et de la crédibilité des Etats sont nettement positives. De plus, si le risque d’hyperinflation est faible (du moins pour le moment), le retour d’une inflation autour des 2 % paraît inévitable à moyen terme. Dans ce cadre, le niveau théorique du taux d’intérêt à dix ans des obligations de l’Etat français se situe autour des 2 %, contre un niveau actuel compris entre – 0,2 % et – 0,4 %. C’est dire l’ampleur de la bulle.
Certes, la faiblesse actuelle des taux longs peut en partie se justifier par les liquidités abondantes et gratuites fournies par de nombreuses banques centrales. Mais là aussi, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? En effet, en achetant des obligations d’Etat, les investisseurs prennent des risques élevés mais ne reçoivent que des rendements faibles, voire négatifs. Cela affecte d’ailleurs négativement le compte d’exploitation de beaucoup d’institutions financières, et notamment des banques, dont les cours boursiers risquent encore de connaître des déconvenues conséquentes.
Nous assistons là à la réciproque de la crise des « subprimes ». Mais, en pire ! Car à l’époque les risques étaient élevés mais les rendements aussi. Aujourd’hui, les risques sont forts, mais les rendements faibles. Autrement dit, nous n’avons ni le beurre, ni l’argent du beurre et en plus il faut payer. Encore plus grave, lorsque les taux longs remonteront, les moins-values obligataires grèveront les résultats des banques, compagnies d’assurance et autres caisses de retraite, qui auront alors bien du mal à assainir leurs comptes.
« Qu’à cela ne tienne ! » diront les partisans de la bulle obligataire, rappelant le fameux adage « les marchés ont toujours raison ». Seulement voilà, ils ont toujours raison à l’instant t, mais ratent souvent le virage du retournement. Cela s’observe malheureusement dans toutes les phases de bulle, expliquant par là même que la majorité des prévisionnistes et des investisseurs ne parvient pas à anticiper l’avènement des crises. Cela s’est observé en 2000-2001, en 2007-2008, en 2015, en 2018 et s’observe de nouveau aujourd’hui.
En conclusion, en dépit du consensus et des pressions en tous genres, refusons de tomber dans le piège du suivisme et du politiquement correct. Oui, des taux d’intérêt des obligations de l’Etat français négatifs ou proches de zéro sont anormaux ! A fortiori pour ceux de l’Espagne, de l’Italie ou de la Grèce, qui, pour ces deux derniers, n’ont toujours pas retrouvé leur niveau de PIB de 2008.
Non, il ne faut pas profiter de cette anomalie pour creuser les déficits publics et augmenter la dette ! Non, il ne faut pas acheter des obligations d’Etat qui ne rapportent rien en se disant que ce n’est finalement pas si mal ! Et, si, malgré ces remarques de bon sens, certains préfèrent encore acheter des obligations des Etats français et eurolandais, il ne faudra pas venir se plaindre lorsque le krach obligataire s’installera…
Car, soyons honnêtes et humbles, ayons le courage de le dire : nous ne savons absolument pas comment le monde va sortir de cette bulle de la dette et surtout dans quel état… Une chose paraît néanmoins inévitable : après des années de dopages et de paradis artificiels en tous genres, la gueule de bois sera particulièrement sévère.
Marc Touati