L’être humain est ainsi constitué que, trop souvent, il ne comprend la gravité de la situation que devant le fait accompli. Autrement dit, en dépit des alertes et des avertissements, il préfère s’enfermer dans le déni de réalité pour ne réagir que lorsqu’il est déjà trop tard.
Ainsi, depuis une quinzaine d’années et dans un souci de sauver l’Europe, de nombreux économistes, analystes et politologues en tous genres n’ont cessé de mettre en avant les ratés de la construction européenne et les dangereux manquements de la zone euro. Pour ma part, j’ai, par exemple, constamment dénoncer une politique trop monétariste de la part de la BCE, qui a sacrifié la croissance et l’emploi sur l’autel d’une inflation imaginaire. Cette stratégie destructrice et suicidaire n’a pris fin qu’avec l’arrivée de Mario Draghi à la tête de la BCE en novembre 2011, c’est-à-dire presque treize ans après la création de l’Union Economique et Monétaire (UEM). Quel gâchis et que de temps perdu !
Parallèlement, je n’ai cessé de défendre, avec de nombreux autres, que la zone euro ne pourrait perdurer qu’avec l’instauration d’une véritable zone monétaire optimale, c’est-à-dire avec l’harmonisation des conditions fiscales, réglementaires et la création d’un budget fédéral européen. Dans certains de mes livres, j’ai même écrit que sans ces réalisations, l’UEM finirait par disparaître à l’horizon de la décennie 2020.
Et malheureusement, comme rien n’a été fait, cette explosion devient de plus en plus probable. Sans attendre ce funeste scénario, le Royaume-Uni ne cesse d’envoyer des signaux forts. En effet, non seulement sa population a décidé de quitter l’Union européenne il y a bientôt trois ans, mais, au surplus, son Parlement joue « au chat et à la souris » avec cette dernière, sachant que, de toutes façons, il souhaite se diriger vers un « hard Brexit », c’est-à-dire une sortie complète et abrupte du marché unique et de l’espace économico-financier européen. Et ce, tout en misant sur des relations plus étroites avec les pays du Commonwealth et les Etats-Unis.
Dans le sillage de ces atermoiements, le Président Trump n’hésite pas à féliciter les Britanniques pour leurs choix et à dénoncer régulièrement les échecs de l’Union européenne. Face à autant de critiques et de moqueries, on aurait éventuellement pu s’attendre à une réponse vigoureuse de la part des Européens et de l’Union.
Mais non. Quasiment rien. Nous touchons justement là au principal échec de l’Union européenne et de la zone euro : elles ne sont pas terminées et par là même, ne sont pas crédibles sur la scène internationale. Tant d’un point de vue politique qu’économique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 1995 à 2018, la croissance annuelle moyenne du PIB a été de 3,7 % pour le monde, 2,5 % pour les Etats-Unis, 2,1 % pour le Royaume-Uni et 1,5 % pour la zone euro. Sur la même période, le poids dans le PIB mondial de la Chine est passé de 5,9 % à 18,7 %, celui des Etats-Unis de 19,9 % à 15,3 % et celui de la zone euro de 18,2 % à 11,2 %.
Pourtant, malgré ces réalités imparables et en dépit des avertissements récurrents, les dirigeants européens, et en particulier ceux de l’UEM, n’ont rien changé à leurs habitudes, préférant le dogmatisme au pragmatisme.
Leurs réactions ou plutôt leur absence de réaction face aux virages des Anglo-saxons le confirment une nouvelle fois. Mais il y a encore pire. En effet, plutôt que d’admettre leurs échecs et de se réveiller, les Européens et notamment les Français continuent de croire qu’ils restent les « meilleurs » et que le Brexit sera une chance pour eux et une catastrophe seulement pour les Britanniques. Certains ne cessent même d’annoncer que la délocalisation de la City de Londres vers Paris est imminente. Quel manque de discernement et surtout quelle supercherie ! Qui peut effectivement croire que les entreprises de sa Majesté vont quitter un paradis fiscal pour un enfer fiscal ? Et ce, en particulier dans le domaine des marchés financiers, les Eurolandais et les Français souhaitant toujours mettre en place une taxe sur les transactions financières. Soyons donc sérieux et arrêtons de vivre dans les nuages.
Certes, si les Européens suppriment définitivement le passeport financier des banquiers anglais, il est clair que ceux qui travaillent uniquement avec l’Union devront s’installer sur le Vieux continent, et d’ailleurs plutôt à Dublin ou à Francfort qu’à Paris, différences fiscales obligent. Et quand bien même, n’oublions pas que, grâce à la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés vers 15 % au Royaume-Uni, de très nombreuses entreprises, financières ou non, préféreront rester outre-Manche.
Plus globalement, rappelons que la croissance structurelle du Royaume-Uni et des Etats-Unis est d’environ 2,5 %, contre 0,8 % pour la zone euro et la France. Dès lors, en cas d’éventuelle crise liée à un « hard Brexit » et/ou à un fort mouvement de protectionnisme américain, qui pourraient coûter 1 point de PIB, nos partenaires anglo-saxons bénéficieraient d’une croissance d’environ 1,5 %, tandis que les Français et les Eurolandais retomberaient en récession.
C’est d’ailleurs bien sur ce point que pourrait résider la réponse idéale de l’Europe face aux choix des Britanniques et des Américains. Plutôt que de critiquer vertement et de menacer avec des moyens qu’ils n’ont pas, les Eurolandais devraient effectivement tout mettre en œuvre pour moderniser leurs structures économico-politiques et faire de la zone euro une véritable zone monétaire optimale. De la sorte, ils pourraient investir et innover davantage, conditions sine qua non pour améliorer la croissance structurelle et lutter contre le chômage de masse.
C’est bien là qu’est le drame : quels que soient les dangers à venir, il est à peu près certains que les Anglais et les Américains réagiront massivement, tout en transformant radicalement leurs structures économiques pour affronter le « nouveau monde ». Il serait temps que les Eurolandais et les Français le comprennent et en fassent de même. Sinon, des choix extrémistes et dévastateurs pourraient finir par l’emporter, suscitant une nouvelle crise majeure, qui pourrait bien marquer la fin de la zone euro. Et, à ce moment-là, il sera vraiment trop tard…
Marc Touati