Alors que nous allons bientôt commémorer les 90 ans du krach d’octobre 1929, certaines évolutions récentes nous font malheureusement penser à cette sombre époque et nous rappellent que la vigilance doit rester de mise. Comme en 2019, tout a commencé avec une bulle boursière, celle des années 1920 aux Etats-Unis. Souvenons-nous pour la bonne cause : de janvier 1921 à septembre 1929, les cours des actions cotées à Wall Street flambent de 300 %, alors que, dans le même temps, la production industrielle de l’Oncle Sam n’augmente que de 50 %. La suite est tristement connue : le jeudi 24 octobre (Black Thursday), l’indice Dow Jones perd 22,6 %. Le 8 juillet 1932, il tombe à son plus bas niveau historique, soit une baisse de 88 % depuis le début de la crise. Une dépression planétaire s’en est suivie avec, au bout du chemin, la seconde guerre mondiale.
Comme souvent en cas de bulle, puis de krach, tout commença dans le calme, voire l’opulence. En effet, dans les années 1920, l’économie des Etats-Unis tournait à plein, continuant sur sa lancée née de « l’effort de guerre » de 1916 à 1918. Entretenue également par un fort recours à l’endettement, la production (c’est-à-dire l’offre) américaine ne cessait de croître. Parallèlement à cette bulle économique, une bulle boursière était également en train de se former. Pour tenter d’y remédier, la Réserve fédérale américaine augmentait alors massivement ses taux d’intérêt, réduisant par là même l’investissement et la consommation, c’est-à-dire la demande intérieure.
De plus, à la suite de la Première Guerre mondiale, le repli sur soi et l’augmentation du protectionnisme s’étaient imposés à travers la planète. Dès lors, il devenait encore plus difficile d’écouler l’excès de production américaine. Celle-ci souffrait non seulement d’une carence de demande nationale, mais aussi de la faiblesse des débouchés internationaux.
Le krach d’octobre 1929 allait cristalliser l’ensemble de ces déséquilibres. Encore plus grave : ne parvenant pas à prendre la mesure des dégâts, la Réserve fédérale refusait de baisser ses taux directeurs qui atteignaient des sommets et aggravaient par là même la situation financière des ménages. Les plus fortunés virent alors leur patrimoine boursier fondre comme neige au soleil. Quant aux autres (c’est-à-dire la très grande majorité), ils durent faire face à la flambée du chômage et à la baisse de leur pouvoir d’achat.
Dès lors, pour essayer d’éponger leurs dettes, voire leur surendettement, les investisseurs, les entreprises et les particuliers vendirent massivement leurs actifs, financiers ou réels, d’où une nouvelle augmentation de l’offre et une aggravation de l’écart entre cette dernière et la demande. Or, si l’offre est durablement supérieure à la demande, les prix baissent. C’est ce que l’on appelle la déflation, c’est-à-dire la baisse du niveau général des prix. Voilà pourquoi, cette crise de 1929 est aussi appelée « debt deflation », déflation liée à un excès d’endettement.
C’est la catégorie de crise de la dette la plus grave, c’est-à-dire celle qui allie une bulle de la dette et une phase de déflation, donc de baisse des prix. Cette dernière génère trois principaux effets pernicieux. Le premier est d’aggraver le coût réel de la dette. Ce dernier se mesure par le taux d’intérêt que l’on paie sur sa dette, duquel on soustrait l’inflation. Plus l’inflation est élevée, plus le taux réel est faible et plus le coût de la dette se réduit. À la rigueur, lorsque le taux d’inflation est supérieur au taux d’intérêt, le taux réel est négatif et le coût de la dette est supporté par l’inflation. S’endetter revient donc à s’enrichir. À l’inverse, lorsque le taux d’inflation est négatif (nous sommes donc en déflation), le taux réel augmente, rendant de plus en plus difficile le remboursement de la dette.
C’est alors qu’intervient le deuxième effet pernicieux de la déflation. En effet, cette dernière est généralement engendrée par une situation d’excès d’offre par rapport à la demande. Or, si tel est le cas, l’offre, c’est-à-dire la production, s’ajuste à la baisse. Cela se traduit immanquablement par des destructions d’emplois, donc un affaissement des revenus, ce qui réduit encore la faculté des ménages à rembourser leurs emprunts.
D’où le troisième vice de la déflation, car si le coût de la dette augmente et que les revenus baissent, les acteurs économiques sont contraints de vendre leurs biens pour essayer de rembourser leurs emprunts. Ceci se traduit par une augmentation de l’offre, donc une aggravation de la déflation…
C’est exactement cette situation qui a prévalu lors du krach de 1929. Je ne le dirai jamais assez : la déflation est ce qu’il y a de plus grave en économie. Car, autant nous savons comment réduire l’inflation, c’est-à-dire l’augmentation des prix (notamment en augmentant les taux d’intérêt…), autant la déflation ne se résout que par une baisse de l’offre, c’est-à-dire des faillites d’entreprise et une augmentation du chômage. Pour employer un discours imagé, on peut dire que l’inflation c’est le feu, que l’on peut éteindre, tandis que la déflation c’est l’eau, qu’il n’est pas possible d’arrêter avant qu’elle n’ait produit ses effets dévastateurs.
En 1929, la Réserve fédérale de l’époque n’avait malheureusement pas pris conscience de l’ampleur des dégâts, et avait estimé qu’il s’agissait d’une simple crise financière et d’un dégonflement de bulle qu’il ne lui incombait pas de gérer. À ses yeux, les « méchants spéculateurs » devaient payer. Elle s’était donc refusée à baisser ses taux d’intérêt. À cause de cette décision, cette crise financière a fait tache d’huile et est devenue une crise économique internationale historique.
Les principaux pays touchés par la crise décidèrent alors de mettre en œuvre un protectionnisme morbide, garni des dérives nationalistes qui menèrent à la Seconde Guerre mondiale. Même si l’Histoire ne se répète jamais vraiment, soyons néanmoins conscients que les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets…
Marc Touati