A l’instar de la flambée boursière des années 1998-2000, tirée par la révolution internet, puis de celle de 2006-2007, tractée par les produits « subprimes », la bulle de 2015-2018 dispose également de son avant-garde, en l’occurrence la révolution du numérique, qui paraît tout autant irréprochable qu’inextinguible. Et ce d’autant qu’elle dispose, à son tour, d’une force de frappe impressionnante, encore plus puissante que les Avengers et la Justice League réunis et qu’on appelle les GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
L’évolution de leurs cours boursiers est effectivement impressionnante. En effet, après leur mini-krach de février-mars, il paraissait plausible de croire que l’heure était à l’apaisement durable. Eh bien non ! Défiant une nouvelle fois les lois de l’apesanteur, les Gafam sont reparties de plus belle, atteignant même de nouveaux sommets historiques le 5 juin 2018.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Après avoir baissé de 15 % entre fin janvier et début avril, l’action Google (Alphabet) a repris 14 % au cours des deux mois suivants. Si le sommet de fin janvier n’a certes pas été retrouvé, sa progression depuis la fin 2012 atteint 284 %.
De même, après avoir reculé de 13,5 % entre le 18 janvier et le 8 février, l’action Apple a progressé de 24,6 % au cours des quatre mois suivants, atteignant un nouveau sommet historique et affichant une flambée de 245 % depuis avril 2013. Sa capitalisation boursière atteint désormais 953 milliards de dollars, soit plus que celles de LVMH (156,3 milliards d’euros), Total (140,4 milliards d’euros), L’Oréal (116,9 milliards), Sanofi (82,1 milliards), Airbus (77,3 milliards), BNP Paribas (66,7 milliards), Kering (63,2 milliards), Axa (52,7 milliards) et Vinci (50,7 milliards) réunies.
Un peu moins volatile, l’action Microsoft n’en est pas moins stratosphérique : – 8,6 % entre le 26 janvier et le 23 mars, + 17 % au cours des deux mois suivants, soit + 284,9 % depuis le début 2013.
Même l’action Facebook, par qui le scandale est arrivé, a renoué avec les records historiques. Et pour cause : après avoir dévissé de 21,2 % entre le 1er février 2018 et le 27 mars, celle-ci a ensuite remonté de 27,4 %, atteignant un nouveau sommet historique de 193 dollars le 5 juin, soit une hausse de 740 % depuis 2013. Les détenteurs d’action Facebook ont donc toujours de quoi garder le sourire. Néanmoins, le scandale « Cambridge Analytica » a vraisemblablement commencé à sensibiliser (enfin !) les investisseurs sur le business model et la nécessité de mieux réglementer l’univers de Facebook et plus globalement de l’ensemble des valeurs du numérique.
N’oublions effectivement pas que les Price Earning Ratio (c’est-à-dire la valorisation des actions comparativement aux bénéfices) des Gafam sont très élevés : 28 pour Facebook et Microsoft, 31 pour Google. Seule Apple affiche un PER moins extravagant, en l’occurrence 17. Il faut savoir qu’empiriquement, un PER normal est d’environ 12 à 15. En-deçà, les actions sont considérées comme peu chères, et évidemment trop chères au-delà. Or, qu’adviendra-t-il demain des bénéfices des Gafam en cas de réglementation plus stricte, notamment d’un point de vue fiscale et sécuritaire ?
Le vertige est encore plus effrayant lorsqu’on observe le PER d’Amazon, qui atteint actuellement 267 ! Il faudra bien se réveiller un jour et reprendre le chemin de la rationalité économique. Rappelons effectivement qu’entre janvier 2013 et juin 2018, l’action Amazon a flambé de 552 %, dont 491 % depuis janvier 2015 ! Sa capitalisation boursière a ainsi atteint 810 milliards de dollars, pour un résultat d’au mieux 3 milliards de dollars et un ratio dette/capitaux propres de 141 %. Si comme le réclame Donald Trump et beaucoup d’autres à travers le monde, la taxation d’Amazon doit être fortement revue à la hausse au cours des prochaines années, il est clair que l’action Amazon est très très chère…
Plus globalement, les Gafam restent particulièrement menacées par toute une série de catastrophes potentielles : encadrement réglementaire contraignant, lois antitrust, cyberattaques, luttes intestines à craindre de sociétés qui empiètent chacune sur le business des autres, sans oublier leur exposition à la remontée des taux d’intérêt et au ralentissement économique. L’environnement actuel des Gafam ressemble donc de plus en plus à celui des valeurs Internet de la fin des années 1990. Et n’oublions pas que la bulle Internet a commencé à se dégonfler lorsque la Fed a relevé ses taux, ce qui a finalement fait s’évaporer les financements bon marché qui avaient soutenu le boom technologique.
Or, de la même façon que la bulle boursière de 2015-2018 a été alimentée, pour ne pas dire engendrée, par la flambée des Gafam, la chute de ces dernières ne manquera pas de sonner la fin de la récré et de susciter une baisse boursière généralisée, comme cela s’est d’ailleurs déjà observé en février 2018.
Que deviendront alors les fameuses licornes, c’est-à-dire ces nombreuses sociétés du numérique qui ont été créés dans le sillage des Gafam et qui, pour la grande majorité, n’ont jamais réalisé le moindre profit, mais voient également leur valorisation (boursière ou non) flamber ?
Et pourtant, le nombre de licornes ne cesse d’augmenter. En 2018, on estime qu’environ 250 de ces startups « nouvelle génération » dépasseront le milliard de dollars de valorisation. On retrouve dans ces entreprises des acteurs du e-commerce, des réseaux sociaux, des fintech, de la cybersécurité… Tous ces secteurs sont évidemment porteurs et nul doute que leurs leaders génèreront de solides bénéfices dans le futur. Malgré tout, est-il raisonnable de les valoriser aussi cher ? Et, pour quelques success stories, combien resteront-elles sur le carreau, et leurs gentils investisseurs avec ?
A l’évidence, le réveil risque d’être douloureux… En d’autres termes : Oui à la révolution technologique, non à l’aveuglement.
Marc Touati