C’est tout simplement du jamais-vu depuis la crise grecque de 2010-2012 : en 20 jours, le taux d’intérêt à dix ans des obligations d’un Etat de la zone euro a doublé. En effet, entre le 4 et le 30 mai, le taux de rendement de la dette publique italienne est passé de 1,7 % à 3,4 % ! S’il a certes reculé dès le lendemain et reste encore loin du sommet de 7,3 % atteint en novembre 2011, il s’en rapproche dangereusement et se situe d’ores et déjà sur un plus haut depuis avril 2014. Parallèlement, les taux d’intérêt des obligations des pays du Sud de l’Europe ont également augmenté, atteignant des niveaux de 1,6 % en Espagne et 2,1 % au Portugal. Il faut d’ailleurs noter en passant que les « spreads » entre ces taux d’intérêt et celui de l’Italie atteignent des niveaux historiques. Pour l’heure, seules les obligations de l’Etat grec font pire (4,8 %), mais pour combien de temps ?
A l’inverse et comme d’habitude, l’Allemagne a continué de bénéficier d’un « flight to quality » et, par là même, d’une baisse de ses taux d’intérêt obligataires. Le taux à dix ans du Bund est ainsi tombé à 0,3 %, contre 0,7 % en janvier dernier, mais un plancher de – 0,18 % le 8 juillet 2016 et un taux qui était encore négatif le 6 octobre de la même année. Quant au taux à dix des obligations de l’Etat français, il a certes légèrement reculé, mais se stabilise à 0,7 %, soit un spread d’environ 40 points de base avec l’Allemagne.
Bien entendu, grâce à la « morphine » déversée par la BCE (c’est-à-dire à sa « planche à billets » qui continue), la tension des taux longs reste relativement contenue. Les taux obligataires à 10 ans des pays de la zone euro sont d’ailleurs encore très loin de leur homologue américain, à savoir 2,8 % pour le Bond dix ans, consacrant un spread toujours historique avec le taux dix ans allemand. Cet écart montre d’ailleurs combien le potentiel de remontée des taux eurolandais reste élevé. C’est en cela qu’il est possible de dire que le krach obligataire ne fait que commencer…
Ce qui était anormal était justement la situation précédente dans laquelle les taux d’intérêt des obligations d’Etat étaient proches de zéro, voire négatifs. Ne l’oublions pas : les taux d’intérêt à long terme correspondent théoriquement aux taux d’intérêt à court terme auxquels on ajoute deux types de composants. Primo, le coût d’opportunité du prêt, c’est-à-dire du renoncement de ses liquidités à court terme, ce coût étant positivement corrélé à l’échéance du prêt : plus on prête longtemps, plus ce coût augmente.
Secundo, des primes de risque. Ces dernières sont notamment relatives aux perspectives d’inflation, de croissance, de déficit public et à la crédibilité des Etats. Aujourd’hui, compte tenu de l’augmentation des cours des matières premières et notamment du pétrole, la prime de risque liée à l’inflation redevient positive. Celle de l’activité économique est neutre. Mais surtout, celle des déficits publics et de la piètre crédibilité à réduire la dette est nettement haussière. Dans ce cadre, le niveau théorique du taux d’intérêt à dix ans des obligations de l’Etat français par exemple se situe autour des 2,5 %. De quoi confirmer que la récente remontée des taux longs est loin d’être terminée.
Et ce d’autant que la nouvelle crise politique italienne n’est pas un accident de parcours qui restera circonscrit à la péninsule. Elle porte en elle les carences structurelles de la zone euro, qui, pourtant censée constituer un havre de stabilité, s’est finalement engoncée dans la croissance molle, ainsi que dans la fragilité économique, politique et sociale.
En fait, à l’image des bulles qui n’ont cessé de gonfler sur les marchés boursiers et obligataires, la zone euro est, elle, aussi, devenue une « bulle », c’est-à-dire un fossé entre ses promesses et ses réalisations, constituant par là même une « machine à crises ». Cette carence d’efficacité de la zone euro rappelle un problème fondamental : basée sur des fondations bancales, l’UEM n’a jamais été terminée. En effet, cette dernière ne sera crédible que lorsqu’elle sera devenue une « zone monétaire optimale », c’est-à-dire parfaitement unifiée à tous points de vue, comme les Etats-Unis d’Amérique ou les Etats-Unis du Brésil par exemple. C’est d’ailleurs ce qui était prévue dans le traité de Maastricht, mais a été oublié.
Le drame est que, depuis quelques années, les peuples et les dirigeants de la zone euro sont devenus de plus en plus réticents à l’idée d’une union fédérale. Encore plus grave : un sentiment europhobe s’est répandu comme un virus et a gagné de plus en plus de pays et de citoyens. La raison de ce rejet est finalement assez simple : depuis des décennies, les dirigeants des pays européens, principalement par manque de courage, n’ont cessé de dire à leurs populations que s’il fallait faire des efforts c’était à cause de l’Europe. Pourtant, s’il faut assainir les dépenses publiques et les rendre plus fécondes en croissance, ce n’est pas pour l’Europe mais pour nos enfants. Conséquence logique de cette erreur stratégique et historique : la construction européenne est devenue le bouc émissaire idéal et a stigmatisé toutes les rancœurs, voire les haines.
Autrement dit, non seulement l’Europe n’est pas devenue la terre de croissance et d’emploi attendue mais, en plus, dans l’inconscient collectif, elle est désormais perçue comme la mère de toutes les rigidités et de toutes les inefficacités budgétaires et économiques, avec en toile de fond un chômage de masse endémique.
Il faut donc être clair : sauf si une prise de conscience miraculeuse se produit, notamment en Italie, en France et en Allemagne, afin d’engager la zone euro vers une harmonisation des conditions fiscales et réglementaires, avec un budget fédéral efficace mais aussi moins de rigidités structurelles, l’UEM telle que nous la connaissons aujourd’hui aura disparu avant 2022.
Cela ne signifiera d’ailleurs peut-être pas la fin de l’euro, mais l’avènement d’une zone monétaire plus restreinte, avec une vraie intégration, une véritable union fédérale, des règles strictes et une entraide à toute épreuve. C’était justement le but du traité de Maastricht. Dommage que les dirigeants européens ne le comprennent qu’aujourd’hui, 25 ans plus tard…
Marc Touati