La scène se passe en février 2009 dans le bureau du juge Denny Chin chargé de l’affaire Madoff : le premier demande au second : « Mais tout de même monsieur Madoff, quelle mouche vous a piqué ? Qui vous a donné l’idée de réaliser une telle carambouille : faire payer les anciens cotisants par les nouveaux arrivants ? » Bernard Madoff reste calme et répond : « C’est très simple, j’ai observé le système de retraite par répartition en France et j’ai fait pareil… » S’il s’agit évidemment d’une blague que l’on racontait sur les marchés financiers à l’époque de la triste affaire du nom du plus grand arnaqueur financier de l’Histoire (du moins, parmi ceux qui se sont fait attraper…), elle prend aujourd’hui une acuité cuisante dans le cadre du retour du débat sur le financement des retraites en France pour les années à venir. Cette question n’est effectivement pas nouvelle puisque le premier livre blanc sur les retraites françaises date de 1974. À l’époque, on comptait 3,14 actifs pour un retraité. Le financement du système de retraite par répartition consistant à faire payer les retraités par les actifs ne posait donc aucun problème. Pourtant, on savait déjà que ce « système Ponzi » finirait forcément par exploser à partir du moment où les effets du baby-boom de l’après-guerre s’inverseraient. « Dans les années 2010 », disait-on à l’époque, et cela paraissait bien loin.
Jusqu’en 2000, une vingtaine de rapports gouvernementaux sur ce sujet furent rédigés, mais avec quasiment les mêmes conséquences, c’est-à-dire le statu quo. En fait, après le clash des grandes grèves de 1995, il a fallu attendre 2003 pour qu’une réforme des retraites soit enfin engagée. Appelée « loi Fillon », du nom du ministre du Travail de l’époque, cette loi était censée tout résoudre. Pourtant, pour boucler son modèle de financement, elle tablait sur deux hypothèses hasardeuses : une croissance économique de 3 % par an et un taux de chômage stabilisé autour des 4,5 %. Bien entendu, ces prévisions n’ont pas été vérifiées. Loin s’en faut, puisque les niveaux structurels de la croissance et du taux de chômage de la France étaient déjà de respectivement 1 % et 8,5 %. Et ce, avant même la crise de 2008-2009. Autrement dit, si cette dernière n’a évidemment pas arrangé les choses, soutenir qu’elle est à l’origine du trou des retraites relève du mensonge éhonté.
Toujours est-il que face à ces carences économiques, le problème du financement de la retraite par répartition n’a absolument pas été résolu par la loi Fillon, ni par les réformes Sarkozy de 2010. Or, la réalité est sans appel : on ne recense plus aujourd’hui qu’environ 1,4 actif pour un retraité. À l’instar du système Madoff qui s’est effondré lorsque les nouveaux cotisants n’étaient plus suffisamment nombreux par rapport aux anciens (qui, en plus, réclamaient leur dû), le système de retraite par répartition à la française est voué à l’explosion. Souligner une telle réalité ne relève pas de la politique, ni même de l’économie, mais tout simplement de la mathématique. Pourtant, en dépit d’une telle évidence, une grande majorité des Français, du moins selon les sondages, continue de vouloir maintenir le statu quo. Chacun y va de son argument. Pour les uns, la retraite à soixante ans est un acquis social qu’il est impensable de casser ; pour d’autres il suffit de créer un nouvel impôt pour tout résoudre (encore un…). Le pire est que les prévisions avancées par le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) restent excessivement optimistes ! En effet, celui-ci pense que le taux de chômage français va tendre progressivement vers 5 % ou, au pire des cas, vers 7 %, tout en imaginant que la productivité croîtrait de 1,8 % par an, contre moins de 1 % depuis quinze ans. Et même selon ces hypothèses dignes d’un conte de Noël, les déficits annuels des retraites prévus par le COR avoisineraient les 11 milliards à partir de 2020.
En outre, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là de déficits annuels qui se cumuleront dans le temps et pourront avoisiner les 1 500 milliards d’ici 2050. Or, la dette publique atteint déjà plus de 2 200 milliards d’euros et va encore augmenter, indépendamment des déficits des retraites. Il est donc clair que, si la question du financement des retraites n’est pas résolue au plus vite, la dette publique française flambera encore nettement et que, ce faisant, le retour apparent d’une certaine crédibilité de la France sera vite inversé, ce qui finira par entraîner une dégradation massive de la note de la dette publique française. D’où une augmentation des taux d’intérêt, impliquant moins de croissance, plus de déficits, plus de trous des retraites et de la sécu… Et la énième réforme que prépare l’actuel gouvernement semble certes aller dans le bon sens mais demeure toujours très loin du compte. En effet, elle se contentera d’essayer d’harmoniser une partie des 35 régimes de retraites, et surtout d’établir des prévisions de croissance et de chômage irréalistes, avec des colmatages de brèches en tous genres, des saupoudrages de mesurettes, des nouveaux impôts, etc. Autrement dit, beaucoup de bruit et de marketing pour pas grand-chose.
En fait, pour résoudre définitivement le problème, il faudrait avant tout consacrer une plus grande responsabilisation des Français face à leur retraite et engager une véritable harmonisation de l’ensemble des systèmes. Chaque Français devrait notamment connaître officiellement et chaque année le montant de ses cotisations retraites, ainsi que le montant des prestations retraites auxquelles elles lui donnent droit. Ensuite, chacun pourra choisir : partir tard ou tôt à la retraite et, en fonction de son choix, recevoir plus ou moins de pensions. Dans le même temps, il faudra forcément soutenir le système par répartition avec une retraite par capitalisation qui permettra aux retraités de toucher l’ensemble des sommes collectées pendant leur vie active, soit d’un seul coup, soit sous forme de rente.
Les deux mots clés du sauvetage de la retraite française sont donc « responsabilité » et « liberté ». Il n’est plus possible de continuer à entretenir la déresponsabilisation des Français à l’égard de l’économie en général et des systèmes sociaux en particulier. Chaque individu est capable de comprendre que s’il vit plus longtemps (et c’est tant mieux), il doit forcément cotiser plus pour garder le même niveau de prestations retraites qu’avant. En revanche, il doit aussi avoir la certitude que ces cotisations supplémentaires ne serviront pas simplement à entretenir le « mammouth » ou à payer des personnes qui ont beaucoup moins cotisé que lui. Les Allemands, les Belges, les Anglais, les Italiens et beaucoup d’autres à travers le monde l’ont compris, il n’y a pas de raison que les Français n’y parviennent pas.
Marc Touati