« Acheter au son du canon et vendre au son du clairon ». Les dictons boursiers ont décidément la vie longue. L’évolution des marchés depuis le début de la crise ukrainienne ne cesse de le confirmer. En effet, les menaces militaires récurrentes de Poutine ont, à chaque fois, permis aux bourses mondiales de reculer dans un premier temps pour ensuite mieux rebondir. Encore plus flagrant, le rattachement souhaité de la Crimée à la Russie n’a non seulement pas ému les investisseurs et a, en plus, suscité un mouvement de nette remontée des principaux indices boursiers lundi et mardi derniers : en deux jours + 1,7 % pour le Dow Jones et + 2,3 % pour le Cac 40. Et ce, en dépit des avertissements et des « sanctions » des Occidentaux à l’encontre de certains hauts-dignitaires russes ou encore de la possible non-livraison de deux navires Mistral par la France à la Russie. Sheriff fais-moi peur ! On imagine l’émoi de Vladimir Poutine… Il faut dire qu’avec environ 300 navires de guerre, la flotte russe risque de ne pas s’en remettre…
Au-delà du fait que les investisseurs ne croient absolument pas aux menaces américano-européennes et plus globalement à une escalade militaire durable, il faut savoir que, depuis la fin de la guerre froide et surtout l’effondrement de l’URSS, les conflits armés n’ont eu que très peu d’impact sur les marchés boursiers. Mieux, ou plutôt pire du point de vue de la morale, ces derniers ont généralement continué de progresser. Ainsi, la guerre du Kosovo (de mars à juin 1999) ou celle de la Tchétchénie (d’août 1999 à mai 2000) ont quasiment été des non-évènements pour les bourses mondiales, qui ont continué de croître, atteignant même des sommets historiques au printemps 2000. De même, pourtant présentée comme un bourbier potentiel digne du Vietnam, la guerre en Afghanistan, débutée le 7 octobre 2001, n’a pas empêché le rebond des marchés boursiers. Deux mois plus tard, le Dow Jones et Cac 40 avaient progressé de 11 %. Un an et demi plus tard, c’est au tour de la guerre en Irak d’attiser les peurs. Si le lancement des hostilités le 20 mars 2003 a pu susciter des craintes ici ou là, trois mois plus tard, ces dernières étaient oubliées et le Dow Jones et le Cac 40 enregistraient des hausses d’environ 30 %. Fin 2003, leur rebond depuis le point bas de mars atteignait même 26 %.
Face à ce décalage troublant entre la guerre et les performances boursières, certains ne manqueront évidemment pas de souligner la cupidité et le manque de morale des marchés et des investisseurs. S’ils n’ont pas complétement tort, il faut en fait rappeler que ce qu’abhorrent avant tout ces derniers, ce n’est pas la guerre, mais l’incertitude. A la rigueur, une fois que la guerre est déclenchée et que son issue apparaît relativement claire, les marchés se tournent déjà vers d’autres préoccupations. D’où le diction cité plus haut : acheter lorsque la guerre commence, car les cours des actions baissent et vendre une fois que celle-ci se termine car, entre-temps, les cours boursiers ont eu le temps de remonter. Si l’on peut voir dans ce comportement une avidité sans limite, voire abjecte, il ne s’agit en fait que de pure logique. C’est en cela que, bien plus que les guerres en Afghanistan, en Irak ou le rattachement de la Crimée à la Russie, les marchés vont surtout avoir peur des chocs décisifs, qui vont engendrer une incertitude et une instabilité incontrôlables.
Depuis 2000, on peut en distinguer six. 1. Le krach Internet de septembre 2000, conséquence logique de la bulle des NTIC, celle-ci étant d’ailleurs inévitable lors d’une révolution technologique. 2. Les attentats du 11 septembre 2001, qui ont précipité le monde dans le plus grand précipice qu’il ait connu depuis la seconde guerre mondiale. En quelques heures, tous les repères de la sphère économico-financière internationale avaient disparu. 3. Les affaires Enron et WorldCom en 2002, qui ont définitivement jeté le doute sur la valorisation des entreprises occidentales. 4. L’éclatement de la crise des subprimes à partir de septembre 2007. 5. La faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, qui, du point de vue des marchés, a été tout aussi déstabilisatrice que les attentats du 11 septembre, dans la mesure où elle replongeait la planète dans l’inconnu. 6. La crise grecque et plus globalement de la dette publique européenne qui a connu son paroxysme en 2011, mais qui n’est toujours pas terminée. Et si le monde et les marchés ont pu rebondir malgré cette crise historique, c’est principalement parce que les banques centrales, notamment américaines et européennes, ont inondé la planète de liquidités, permettant d’éviter la « debt deflation » des années 1930.
C’est en cela que bien plus que Poutine, les marchés craignent aujourd’hui le comportement de Janet Yellen, la nouvelle Présidente de la Fed. Or, si cette dernière est perçue comme une « colombe » qui fera toujours passer la croissance et l’emploi avant les risques inflationnistes, elle a tenu mercredi dernier un discours pour le moins inquiétant. En effet, pour son premier FOMC en tant que Présidente, « Mamie Yellen » a non seulement réduit de 10 milliards de dollars ses injections mensuelles de liquidités pour les porter à 55 milliards (ce qui n’était certes pas une surprise), mais a surtout annoncé que ce stimulus exceptionnel cesserait à l’automne et qu’en plus, la Fed pourrait augmenter son taux objectif des federal funds vers la mi-2015. Si les marchés observaient les atermoiements de Poutine et Obama avec sérénité, voire amusement, ils n’ont absolument pas apprécié le discours de Madame Yellen. Ne l’oublions jamais, les marchés sont comme des enfants : ils n’ont que faire des querelles entre les nourrices de la crèche, par contre, si on leur enlève leurs bonbons, ils se mettent à pleurer… Pourtant, ils sauront plus tard que réduire leur consommation de sucreries était plutôt bon pour leur santé.
De même, si le changement de ton de la Fed peut déplaire, voire inquiéter, il est avant tout logique, voire indispensable. En effet, s’il était normal d’actionner la planche à billets et de maintenir les taux de la Fed à zéro lorsque la croissance était absente, à présent que cette dernière est revenue durablement et que le chômage américain baisse significativement, cette politique ultra-accommodante n’est plus nécessaire. Mieux, il est urgent de permettre à la Fed de se reconstituer une marge de manœuvre pour pouvoir mieux réagir lors de la prochaine crise. Autrement dit, même si les marchés s’en offusquent et continueront de sur-réagir, Madame Yellen prend un virage salutaire. Elle devra simplement veiller à ne pas aller trop vite, pour éviter que la baisse des marchés n’aille trop loin. Alors s’il vous plaît MM. Poutine et Obama, cessez de jouer à la guéguerre, car c’est « Mamie Yellen » qui mène la danse…
Marc Touati