La préférence affichée par Vivendi pour Numericable, plutôt que Bouygues, pour la cession de SFR semble mettre un terme au feuilleton des télécoms en France. En réalité pourtant, de nouveaux rebondissements pourraient intervenir dans les semaines à venir. Car il ne s’agit pas d’un simple rapprochement entre deux entreprises. Non, ce qui se joue là est bien plus important ; rendez-vous compte, la victoire du capitalisme efficace sur le capitalisme de connivence…
Une mariée, deux prétendants
D’abord le contexte. Argent, pouvoir et rebondissements. Tels sont les ingrédients d’un feuilleton débuté en 2012 dans le secteur des télécoms français et qui a pris une tournure inédite vendredi 14 mars dernier. Dans le rôle de la mariée, la filiale du groupe Vivendi, SFR. Le groupe, qui a déjà cédé Maroc Télécom pour plus de 4 milliards d’euros et Activision pour 6 milliards, cherche en effet à accumuler des liquidités pour pouvoir recentrer et développer son activité dans les médias.
Deux prétendants se sont alors positionnés pour acquérir SFR. Tout d’abord, le grand favori, Bouygues Télécom, filiale du groupe Bouygues. L’opérateur voit en effet dans cette opération une solution aux nombreuses difficultés commerciales qu’il rencontre depuis l’arrivée de Free sur le marché. Une fusion lui permettrait en effet de devenir le deuxième opérateur télécom de France et ainsi reconquérir des parts de marchés. Une stratégie qui séduit non seulement les marchés mais également des personnalités influentes, à la fois du monde de l’entreprise, mais aussi de la politique.
Le deuxième prétendant se nomme Numericable, filiale du groupe Altice. Moins présent sur le marché de la téléphonie mobile que Bouygues (son offre de MVNO n’est qu’anecdotique et ne compte à peine que 120 000 clients), le câblo-opérateur fait clairement figure de challenger. Néanmoins, son projet axé sur la complémentarité des activités et la diversification de ses offres s’avère solide.
Si sur le papier la bataille semble déséquilibrée, la réalité peut réserver des surprises. Vivendi a en effet choisi d’entrer en négociations exclusives avec Numericable, rejetant de fait le projet de Bouygues qui était pourtant donné gagnant de tous. Bien plus qu’une simple fusion entre deux sociétés, le véritable point d’intérêt de cette histoire a trait à l’affrontement entre deux mondes ; le capitalisme familial du XXème siècle contre le capitalisme du monde des affaires du XXIème siècle.
Le capitalisme d’hier en action
Le choix de Numericable par Vivendi a sans doute provoqué de la déception (et peut-être même de la colère) du côté de chez Bouygues. Car il faut dire que son PDG, Martin Bouygues, s’était réellement donné les moyens de l’emporter. En effet, quand il apprit l’intérêt de Numericable pour SFR, il comprit rapidement qu’un tel mariage était susceptible de nuire à sa filiale de télécom, déjà en proie à certaines difficultés (attrition croissante des clients et recul des marges).
Il fallait donc agir vite pour réaliser l’impossible ; mettre en place, dans l’urgence, un projet non seulement crédible (notamment vis-à-vis du gendarme de la concurrence et des questions liées à l’emploi) mais également capable d’évincer celui de Numericable, dont l’élaboration remonte à déjà plusieurs mois.
Très vite ainsi, il parvint à convaincre le très influent Claude Bébéar, censeur du conseil de surveillance de Vivendi (qui n’a plus de droit de vote), de la pertinence du projet de fusion entre Bouygues et SFR. Il faut dire aussi que les deux hommes ont une tendance naturelle à se comprendre, surtout depuis qu’ils pratiquent ensemble la chasse en Sologne. Martin Bouygues obtint ensuite un rendez-vous avec le président de la République François Hollande par l’entremise de François Pinault. De la sorte, il s’assura le soutien officiel du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg pour qui le secteur français de la téléphonie mobile serait « plus fort » à trois opérateurs plutôt qu’à quatre.
Petit à petit, un véritable navire de guerre prit forme laissant à penser que le capitalisme de connivence allait finir par l’emporter. Même Xavier Niel, le patron d’Iliad la maison mère de Free, qui fut pourtant attaqué par Bouygues Télécom pour concurrence déloyale il y a quelques années, décida de rejoindre le navire… pour y côtoyer son meilleur ennemi Arnaud Montebourg et lorgner un potentiel surplus de bandes de fréquences en cas de succès de la fusion.
Pourtant dans ce brouhaha médiatique, Vivendi a décidé de ne pas céder à la pression et de faire un choix économique plutôt que politique. Ce sera Numericable et non Bouygues. Car si Patrick Drahi, le patron du groupe Altice n’est pas aussi influent que Martin Bouygues, ce polytechnicien possède en revanche un sens aigu des affaires et un projet jugé plus solide. Une véritable claque pour Martin Bouygues, Xavier Niel et Arnaud Montebourg.
Mais comme le dit la campagne de publicité actuelle de SFR, « et c’est pas fini ». Car l’Etat digère mal ce revers. Rendez-vous compte, un entrepreneur relativement discret qui l’emporte sur la machine de guerre gouvernementale, ce n’est politiquement pas acceptable… mais économiquement tellement jouissif. Et alors même que Vivendi entamait des négociations exclusives avec Numericable, le gouvernement décida de remuer ciel et terre pour les faire échouer.
Première étape, une attaque cordiale sur la personne même de Patrick Drahi. Le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg s’est en effet transformé en ministre du redressement fiscal et a déclaré qu’il avait « des questions fiscales » à poser au président-fondateur d’Altice. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une enquête fiscale a été ouverte par Bercy le 18 mars. Si seulement le gouvernement pouvait faire preuve de la même rapidité sur les questions de croissance et d’assainissement budgétaire… Passons.
Deuxième étape, faire intervenir le bras armé de l’Etat, à savoir la Caisse des dépôts. Celle-ci s’est en effet dite prête « si l’hypothèse se concrétisait (…) à accompagner en capital un rapprochement Vivendi SFR et Bouygues ». Cet élément s’inscrit clairement dans une stratégie de rouleau compresseur dont l’objectif est de rendre plus attrayant le projet de Bouygues en l’estampillant d’un tampon étatique,
Une croissance durable passe par un capitalisme efficace
Mais ce « capitalisme à la papa » ne présage hélas rien de bon pour l’avenir économique et social de la France. Quel signal le gouvernent souhaite-il en effet envoyer au reste du monde ? Il y a encore un mois, François Hollande et le gouvernement se livraient à une gigantesque opération séduction auprès d’une trentaine de patrons venus des quatre coins du globe. Le « conseil stratégique pour l’attractivité » avait alors pour objectif de démontrer aux entreprises étrangères que la France est un pays dynamique et attractif dans lequel il faut investir.
Mais les beaux discours sont hélas rapidement rattrapés par la réalité, comme en témoigne le triste épisode des télécoms. Et le coût de réputation dont souffre la France à l’international apparaît malheureusement justifié. Selon une étude des Nations Unies publiée le 28 janvier dernier, les nouveaux investissements directs étrangers en France ont chuté en 2013 de 77%, (soit -4,1 milliards d’euros). Dans le même temps, ils progressaient de 38% au sein de l’Union européenne. A l’inverse de ses voisins, la France ne parvient donc plus à attirer les capitaux étrangers, nécessaires pourtant à sa croissance.
La croissance justement, une inconnue pour la France depuis maintenant six ans. Et pour comprendre cette atonie, il ne faut pas chercher bien loin. Certes la crise explique beaucoup de choses, mais les déclarations d’Arnaud Montebourg en disent également long. Elles tendent en effet à démontrer l’obsolescence du logiciel de la classe politique française actuelle qui n’a définitivement pas compris que la France évoluait dans une économie mondialisée.
Le mot est lancé, « mondialisation ». Derrière ce terme qui fait si peur, il y a en fait la solution. S’ouvrir au monde, exporter son savoir faire, apprendre à accepter que d’autres savent faire mieux et oublier le réflexe protectionniste. Sur ce sujet, la France devrait pourtant être à la pointe ; est-il en effet nécessaire de rappeler que l’homme qui présida l’Organisation Mondiale du Commerce de 2005 à 2013 est un socialiste français ? Pascal Lamy a même été reçu par François Hollande le 6 mars dernier pour évoquer les enjeux actuels de la mondialisation et les moyens pour la France d’en tirer profit.
Enfin, la concurrence. Arnaud Montebourg explique en effet soutenir le projet Bouygues-SFR car selon lui un modèle à trois opérateurs, plutôt que quatre, permet de « tempérer les excès de la concurrence ». Faut-il rappeler qu’Orange, SFR et Bouygues ont été conjointement condamnés à une amende record de 534 millions d’euros en 2005 pour échange d’informations ? Limiter la concurrence, cela n’a économiquement pas de sens. Seule la concurrence incite en effet les entreprises à améliorer constamment leurs processus productifs en investissant dans l’innovation, moteur des économies industrialisées. Seule la concurrence permet en outre aux consommateurs de disposer d’une liberté de choix ainsi que d’un pouvoir de sanction vis-à-vis des firmes dont les prix ne sont pas justes au regard de leur production.
Le capitalisme de connivence est donc dangereux pour la croissance. Pour s’en rendre compte, il suffit d’ailleurs d’observer la corrélation positive qui existe entre l’évolution du PIB et l’indice de corruption. Mais fort heureusement, ce qui se dessine dans les télécoms ressemble à une victoire du capitalisme efficace. Et c’est tant mieux. Cela permet en effet d’envisager l’avenir de façon pérenne… à moins d’un futur énième rebondissement.
Achevé de rédiger le 20 mars 2014
Anthony Benhamou