La Russie traverse actuellement une tourmente économique et financière des plus inquiétantes. Dans son apparente chute en effet, le pays est susceptible d’entraîner dans le précipice, non seulement les autres économies émergentes, mais également les pays de l’ex bloc soviétique via un effet de contagion. Retour sur l’agitation russe et ses conséquences potentielles à court et moyen termes.
Des fondamentaux économiques fragilisés
En 2013, l’économie russe enregistrait une croissance de son PIB de 1,3%. Un taux qui certes aurait de quoi rendre jaloux certains Etats occidentaux, mais qui s’avère néanmoins alarmant. La croissance du pays ne cesse en effet de ralentir depuis cinq années. L’atonie de la demande intérieure se fait en outre de plus en plus persistante.
En 2007 encore, la Russie affichait un taux de croissance de 8,5%. Grâce notamment à une main d’œuvre qualifiée et surtout une forte indépendance énergétique, les firmes nationales présentaient un véritable dynamisme tant en interne qu’à l’export. L’Europe, principal partenaire commercial du pays, absorbait par exemple environ 45% de ses exportations.
Mais la crise de la dette souveraine, et le recul sensible de la demande européenne qui en résulta, a nettement participé au ralentissement économique de la Russie. La baisse du cours des matières premières n’a par ailleurs rien arrangé. En 2011, la croissance du pays n’était plus que de 4,3%. En 2012, elle poursuivait sa décélération à 3,5%.
Dans ce contexte, l’obtention des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi constituait un réel espoir de reprise de l’activité. Mais le bilan apparaît pour le moment mitigé. En témoigne par exemple cette chute de l’investissement de 7% au mois de janvier dernier alors que les observateurs misaient sur une légère hausse. Un constat embarrassant qui tend à démontrer le manque de confiance grandissant des agents économiques quant à leur environnement.
Cette morosité ambiante est même parvenue à atteindre la consommation privée, véritable moteur pourtant de la croissance russe. Car si la politique de soutien des salaires du secteur public (environ 30% de la population active) avait jusque-là épargné la demande des ménages, celle-ci tend désormais à s’essouffler notamment du fait d’une inflation relativement élevée (en moyenne 6,1% en 2013).
Conséquence logique, Moscou a été contrainte de réviser à la baisse ses prévisions de croissance pour l’exercice 2014. Initialement prévu à 2,5%, le gouvernement table à présent en effet sur un taux de croissance de 2,0%. Une prévision néanmoins encore bien optimiste. Car outre des fondamentaux fragiles, l’économie russe est également confrontée à des risques exogènes.
Sueurs froides sur les marchés mondiaux
Considérée comme une puissance en devenir, à l’instar du Brésil, de l’Inde, de la Chine et même de l’Afrique du Sud, la Russie donne pourtant actuellement des sueurs froides aux marchés. Des tensions sur les taux des obligations souveraines à 10 ans apparaissent et la devise du pays est en chute libre depuis quelques semaines. Cette désaffection des marchés s’explique en fait par plusieurs phénomènes.
Tout d’abord, il convient de se concentrer sur l’évolution de la politique monétaire américaine. En diminuant à deux reprises le montant de ses rachats d’actifs, la Fed a en effet réduit le stock de liquidités mondiales, entraînant, assez logiquement, un mouvement de rapatriement des capitaux des marchés émergents (dont notamment la Russie) vers les économies occidentales. Le rouble russe, comme la roupie indienne, la livre turque ou bien le real brésilien ont ainsi été pris dans une spirale infernale.
C’est donc à coups de hausses de taux que les banques centrales émergentes ont tenté d’éponger les dégâts sur leur monnaie. Toutefois, dans ce contexte de super-tension sur les émergents, la Russie, à l’inverse de l’ensemble de ses homologues, doit également faire face à un second problème. Et quel problème. Une crise politique avec l’Ukraine d’une ampleur sans précédent depuis la fin de l’URSS.
En souhaitant prendre ses distances avec le Kremlin, Kiev s’est en effet attiré les foudres de Vladimir Poutine. Le président russe, dont le rêve d’une alliance eurasiatique, sorte de revival de l’URSS, n’est un secret pour personne, n’a alors pas hésité à envoyer des troupes en Crimée pour y préserver les intérêts russophones. Une action néanmoins interprétée comme un casus belli par l’Ukraine. Un monde bipolaire dominé par deux superpuissances… une histoire ancienne qui tend hélas à se reproduire. Car dès lors, les tensions avec la communauté internationale ont atteint leur paroxysme ; alors que les Etats-Unis somment la Russie de retirer ses troupes de Crimée, la France appelle pour sa part à une suspension de la réunion du G8 prévue à Sotchi en juin prochain.
La mutation progressive d’une crise diplomatique régionale en une crise politique mondiale a clairement affolé des marchés déjà sous pression. Et alors que le rouble n’en finit plus de chuter, la Banque centrale russe a décidé d’agir lundi 3 mars dernier. Elle a ainsi procédé à une hausse « temporaire » de son principal taux d’intérêt directeur de 5,5% à 7,0% afin d’enrayer la chute de la monnaie et d’éviter un scénario d’inflation à deux chiffres.
Prises par surprise, les places boursières ont alors vu rouge (n’y voyez pas une allusion au drapeau soviétique) ; le Micex et le RTS, les principaux indices boursiers moscovites, dégringolaient respectivement de 10,79% et 12,01%, le CAC 40 et le DAX 30 perdaient 2,66% et 3,44%, enfin outre-Atlantique, le Dow Jones reculait de 0,94%. Car en adoptant une stratégie défensive, la Banque centrale russe a implicitement et non intentionnellement validé les craintes des marchés créant alors un véritable mouvement de panique.
Le savon est gris mais il lave blanc
Les très fortes tensions sur l’économie russe pourraient ainsi transformer ce qui jusque-là s’apparentait à une « tourmente des émergents » en une réelle crise. Et fragiliser de fait la reprise mondiale. Car la Russie est un Etat systémique comme en atteste le poids de son PIB (3%) dans l’économie mondiale. En chutant, la Russie emporterait donc dans son précipice les économies émergentes ainsi que celles de l’ex bloc soviétique.
Mais inutile de jouer à se faire peur. Car fort heureusement, un tel scénario devrait être évité. La Russie dispose en effet d’un véritable trésor de guerre, à savoir ses réserves de change qui s’élèvent à 509 milliards de dollars. Un matelas de sécurité qui lui permet de voir venir et d’atténuer les effets d’une potentielle crise. Pour cette raison, la Russie ne pliera pas. Idem pour l’Inde, le Brésil et surtout la Chine dont les réserves de change s’élèvent respectivement à 295, 309 et 3820 milliards de dollars.
En revanche, tous les pays émergents ne sont pas logés à la même enseigne. Le montant des réserves de change sud-africaine, argentine et ukrainienne ne s’élèvent par exemple qu’à 49, 30 et 19 milliards de dollars. La crise russe permet donc de mettre en exergue deux types de pays émergents ; ceux qui ont déjà émergé et ceux qui doivent émerger. Ces derniers apparaissent bien évidemment beaucoup plus exposés au risque géopolitique.
Il ne faut donc pas se fier aux apparentes difficultés que rencontre actuellement la Russie, pour prédire de son sort. Car outre ses réserves de change, le pays dispose de ressources énergétiques hors-normes et a noué de fortes relations avec des pays producteurs de pétrole. Dans ce contexte, les marchés et la communauté internationale ne devraient pas parvenir à faire trembler Moscou. A l’inverse, par un simple effet de contagion, les pays en voie d’émergence devraient hélas être des victimes collatérales de la crise russe…
Achevé de rédiger le 05 mars 2014
Anthony Benhamou