Humeur :
Le monde émergent plie mais ne rompra pas.
C’est la nouvelle crainte à la mode : le monde dit émergent serait à l’aube d’une nouvelle grave crise « type 1997 ». Les ingrédients de ce marasme annoncé ne sont malheureusement pas nouveaux : trop de dette, pas assez de croissance, des réserves de changes insuffisantes, une instabilité politique grandissante, des attaques spéculatives sur les devises qui imposent aux banques centrales d’augmenter les taux d’intérêt… Bref, tout est prêt pour que le château de carte s’écroule.
Certes, ces arguments ne sont pas dénués de sens. En effet, la vigueur économique des pays émergents s’appuie par nature sur une devise relativement bon marché, un minimum de stabilité politique et une forte confiance des investisseurs étrangers. C’était déjà le cas en 1997. Ce l’est encore aujourd’hui. Ainsi, comme en 1997, la faiblesse actuelle du monde émergent s’explique par leur force des années précédentes. Et pour cause : de 2008 à 2012, alors que les pays développés connaissaient leur plus grave crise depuis 1929 et sombraient dans une récession dramatique, les pays dits émergents résistaient et devenaient même la locomotive de la croissance mondiale. Il s’agissait là d’une première historique, puisque jusqu’alors lorsque les pays riches éternuaient, c’étaient les pays émergents qui s’enrhumaient.
Notons néanmoins que dans cette résistance nouvelle, certains pays manquaient à l’appel. A commencer par les pays d’Europe de l’Est. En effet, à l’exception de la Pologne, qui, grâce à une demande intérieure vigoureuse, a pu sortir son épingle du jeu, ses partenaires de l’Est ont été piégés par la vigueur de leur monnaie qui suivait celle de l’euro. De même, certains pays d’Amérique latine qui n’avaient pas su se doter d’un système économique suffisamment transparent ont également souffert. A l’inverse, la quasi-totalité des pays d’Asie, Chine en tête bien entendu, mais aussi d’Afrique et certains pays latino-américains, en particulier le Brésil, ont connu une belle croissance pendant que les pays développés étaient en crise. Pour le monde émergent, cette dernière devenait donc une phase d’opportunité exceptionnelle.
Seulement voilà, toute médaille a son revers. Ainsi, la vigueur détonante de la plupart de ces pays « pendant la crise » a engendré un effet pervers, en l’occurrence, l’abondance des flux d’investissement. Effectivement, grâce à leur croissance forte et à des rendements plus élevés qu’ailleurs, ces pays devenaient des terres d’accueil privilégiées pour les investisseurs internationaux en mal de rentabilité. Conséquence logique de cet afflux de liquidités, les devises émergentes se sont excessivement appréciées. Cette appréciation exagérée a alors réduit mécaniquement les exportations et amoindri la compétitivité prix des produits nationaux au profit des importations. La croissance a alors immanquablement souffert dans l’ensemble de ces pays.
Parallèlement, un grand nombre d’entre eux basaient une partie trop importante de leur activité sur l’augmentation des cours des matières premières. Lorsque ces derniers ont stagné, voire baissé, un nouvel à-coup s’est produit sur la croissance de ces pays qui sont alors progressivement passés du paradis au purgatoire et jusqu’à l’enfer pour certains d’entre eux. Faut-il pour autant en déduire que l’ensemble du monde émergent va s’écrouler, entraînant l’ensemble de la planète dans son sillage. Certainement pas. Et ce, pour au moins trois raisons. Primo, la dépréciation récente des devises émergentes va mécaniquement relancer la croissance économique dans la plupart de ces pays. Après encore quelques mois de difficultés, la marche des affaires devrait donc retrouver de belles couleurs.
Secundo, de nombreux pays émergents disposent de réserves de change conséquentes. A commencer bien sûr par celles de la Chine qui atteignent 3 820 milliards de dollars, soit 300 milliards de dollars de plus que le PIB allemand. Même si elles sont évidemment bien loin de ces niveaux pléthoriques, les réserves de changes de la Russie (509 milliards de dollars), du Brésil (376 milliards), de l’Inde (295 milliards) et même de la Thaïlande (167 milliards) montrent que ces pays disposent d’un matelas de sécurité conséquent. A l’inverse, certains pays émergents ne disposent que de faibles réserves de changes et resteront donc particulièrement fragiles. Citons notamment l’Afrique du Sud, l’Argentine et l’Ukraine, avec des réserves de changes de respectivement 49, 30 et 19 milliards de dollars. A titre de comparaison, mentionnons également les niveaux enregistrés au Portugal, en Grèce et en Irlande, soit 18, 6 et 1,7 milliards de dollars. De quoi rappeler que les principaux risques ne sont pas forcément là où le focus des marchés veut se positionner…
Tertio, quand bien même les marchés émergents souffriraient encore quelques mois, voire quelques trimestres, cela ne minerait pas excessivement ceux des pays développés. Au contraire, comme eu lendemain de la crise de 1997, ces derniers bénéficieraient d’un « flight to quality », c’est-à-dire d’un afflux d’investissements. Nous pourrions ainsi assister à une réédition du scénario de la fin 1997. A l’époque, la grande majorité des économistes pensait que la crise des émergents aurait de grave conséquence sur la planète, entraînant cette dernière dans une grave récession en 1998. Or, bien loin de cette sombre perspective, l’avant dernière année du siècle dernier consacra une croissance mondiale très honorable de 2,7 %. Même si l’histoire ne se répète jamais vraiment, il est néanmoins fort probable que les craintes formulées depuis quelques semaines pour la croissance et les bourses internationales en 2014 soient excessives.
Et ce, en particulier pour les pays émergents, qui, bien loin de se cantonner dans un rôle de suiveur, ont su accroître leurs efforts en matière de recherche-développement et se lancer dans l’innovation technologique, tout en disposant d’une demande intérieure de plus en plus vigoureuse. Dans ce cadre, ils devraient rester, dans leur grande majorité, des moteurs de la croissance mondiale. Selon nos prévisions, cette dernière atteindra environ 4 %, notamment grâce à une croissance de 7,5 % en Chine, de 4 % en Inde et de 3 % aux Etats-Unis. A l’inverse, toujours empêtrés dans une croissance molle et dans un manque chronique de gouvernance économique efficace, de nombreux pays développés, en particulier dans la zone euro, devraient continuer de souffrir. C’est bien là le problème avec les crises : elles ne viennent jamais là où le consensus les attend. Celui-ci les voit dans le monde émergent, alors qu’elles viendront, une fois encore, de la vielle Europe. Décidément, il n’y a rien de nouveau sous le soleil…
Marc Touati
Quid de l’économie et des marchés cette semaine :
Gouverneur de banque centrale, un poste à risque…
Les rois du pragmatisme. Pour certains même, les sauveurs du monde. En quelques années seulement, les banquiers centraux sont devenus indispensables au bon fonctionnement de l’économie mondiale. Mais à l’instar de toutes dépendances, le « central bank addiction » présente également des effets pervers. Dans ce contexte, les ajustements opérés par les banques centrales (ou sur le point de l’être) peuvent-ils provoquer de nouvelles secousses financières ?
Le mandat de Janet Yellen déjà chahuté
« C’était la dernière séquence, c’était la dernière séance, et le rideau sur l’écran est tombé ». Tel aurait pu être le refrain fredonné sur les marchés la semaine dernière, dans le cadre de la dernière allocution de Ben Bernanke en tant que président de la Fed. Car comme dans la chanson d’Eddy Mitchell, un parfum de nostalgie s’est progressivement emparé des marchés. La nostalgie d’un monde où les liquidités étaient abondantes (85 milliards de dollars injectés dans l’économie, tous les mois). La nostalgie d’un monde où les nuages se dissipaient et le soleil apparaissait.
Alors certes, Janet Yellen, la nouvelle patronne de la Fed, est très qualifiée. Malgré tout néanmoins, son nom ne pourra être dissocié du tournant de politique monétaire que prend actuellement l’institution américaine et de toutes les incertitudes qui en résultent. A l’inverse, celui de Bernanke restera associé, aux yeux de beaucoup, à la reprise économique. Rendez-vous compte en effet, en 2013 le taux de croissance des Etats-Unis a atteint quasiment 2%, nonobstant le blocage de l’administration fédérale (shutdown) de l’automne dernier. Le taux de chômage s’élève pour sa part à 6,7% contre 7,0% le mois dernier et plus de 8,0% en moyenne sur l’exercice 2012.
Ex post pourtant, l’action de Ben Bernanke est loin de faire l’unanimité, en particulier dans les économies émergentes. Ces dernières pâtissent en effet des réductions d’achats d’actifs amorcées en décembre dernier par la Fed et ne peuvent que constater un mouvement de fuite des capitaux vers les économies occidentales. Et le deuxième tour de vis monétaire effectué la semaine dernière n’a fait qu’accélérer ce phénomène de rapatriement. Afin d’endiguer la chute vertigineuse de leur devise nationale, les banques centrales turque, indienne, sud-africaine, argentine et russe n’ont eu d’autre solution que de procéder à des actions d’ampleur sur les taux ou directement sur le marché des changes.
Force est donc de constater que le mandat de Janet Yellen ne devrait pas être de tout repos. La poursuite du tapering est en effet une condition nécessaire pour éviter une hausse trop importante du prix des actifs et ainsi consolider la reprise américaine. En revanche, elle doit s’effectuer en tenant compte des potentielles externalités négatives ; clairement, le risque de voir la tourmente actuelle des émergents se transformer en une véritable crise financière, puis économique, est des plus sérieux.
Mario Draghi et la menace déflationniste
En un peu plus de deux ans, Mario Draghi a fait plus pour la zone euro que Jean-Claude Trichet en huit ans. Tout d’abord, en juillet 2012, alors que l’ensemble de la communauté financière anticipait une implosion de l’Union Monétaire, le technocrate italien lançât que « l’euro est irréversible » et que la BCE fera « tout ce qu’il faudra » pour trouver une issue à la crise. Trois mois plus tard, il assit définitivement sa détermination en annonçant la création du dispositif OMT. Une détente des spreads put dès lors être observée sans même que le « draghi put » soit activé par un des Etats membres.
Un véritable modèle d’effet d’annonce qui a non seulement permis de restaurer la confiance sur les marchés mais aussi de relancer l’activité au sein de la zone. Mais déjà, la reprise qui s’amorce dans de nombreux Etats européens (Irlande et Espagne notamment) s’avère fragilisée par « l’ogre déflationniste ». L’estimation rapide du taux d’inflation pour le mois de janvier, publiée la semaine dernière, révèle en effet un nouveau ralentissement de la hausse des prix de l’ordre de 0,7%, contre 0,8% en décembre. Et si l’ogre ne se contente que de pointer le bout de son nez au Portugal, en Espagne et en Irlande (+0,2%), il est en revanche sorti de sa grotte en Grèce (-1,8%) et à Chypre (-1,3%) notamment.
Eviter le piège de la déflation et consolider la reprise naissante en zone euro. Voici donc à présent les missions qui attendent Mario Draghi pour les mois à venir. Or, le maintien d’anticipations actuellement sur le fil du rasoir n’est possible qu’à travers un discours clair et une action forte. Le président de la BCE peut par exemple agir sur les taux comme au mois de novembre dernier où, en abaissant d’un quart de point le principal taux directeur, il était parvenu à surprendre agréablement les marchés. Il peut également « envisager de nouvelles mesures » de type rachats d’actifs, même si les rachats de titres de dette publique ne sont clairement pas d’actualité tant les allemands y sont opposés.
Fort de sa crédibilité acquise en seulement deux années, Mario Draghi devrait trouver les mots nécessaires pour annihiler le risque déflationniste. Mais attention, la psychologie des acteurs n’est pas toujours contrôlable, ce qui implique qu’il faut agir vite, avant la matérialisation du risque. Celle-ci plongerait en effet la zone euro dans une spirale infernale.
Shinzo Abe et Hauhiko Kudora veulent faire oublier la décennie perdue
Arrivé au pouvoir en décembre 2012, les ambitions de Shinzo Abe pour le Japon consistaient à remettre le pays sur le bon rail économique après plus de quinze années de croissance molle. Très vite alors, le nouvel homme fort de l’archipel présenta un plan combinant politique budgétaire de relance, mise en place de réformes structurelles et politique monétaire ultra-accommodante. Ce dernier point constitue la clé de voute du programme de Monsieur Abe qui participa d’ailleurs largement à la nomination de Hauhiko Kudora au poste de gouverneur de la Banque du Japon (BoJ).
Ensemble ainsi, ils fixèrent une cible de doublement de la masse monétaire (à travers notamment le rachat massif d’actifs risques aux banques et le rachat d’obligations publiques) afin de lutter contre la déflation et permettre une dépréciation (organisée) du Yen. Un véritable choc psychologique censé favoriser la consommation interne (à travers la politique de demande) et la compétitivité des firmes nippones à l’international. Mais les résultats sont mitigés. Tout d’abord, le point positif ; sur le terrain de l’évolution des prix, en 2013, le Japon a connu pour la première fois en cinq ans une légère inflation de 0,4%, loin cependant de la cible des 2%. La hausse des salaires enregistrée en décembre (+0,8%) devrait en en outre confirmer cette tendance.
Vient ensuite le point négatif ; la chute du Yen n’a pour le moment pas eu d’effets positifs sur la balance commerciale du pays. Au contraire. A 11 475 milliards de Yen (environ 82 milliards d’euros), le déficit commercial du pays a atteint un niveau historique en 2013. Ce très mauvais indicateur reflète en fait les implications théoriques de la « courbe en J » ; en effet, une politique de dépréciation de la monnaie engendre toujours dans un premier temps un effet volume supérieur à l’effet prix. Autrement dit, le pays a dû supporter une hausse de la valeur des biens et services importés, en particulier du gaz qui permet de faire tourner ses centrales thermiques depuis que les réacteurs nucléaires de Fukushima sont à l’arrêt.
Le gouvernement japonais anticipe une croissance de 2,7% pour l’année en cours (clôture prévue le 31 mars). Mais la dégradation du solde de la balance commerciale du pays (+65% par rapport à 2012) ne laisse en fait rien présager de bon pour 2013, et le taux de croissance devrait plutôt s’établir autour de 1,3%. Faut-il pour autant voir un échec de Shinzo Abe ? Il est encore trop tôt pour le dire. Toutefois, il n’est pas question pour le moment d’évoquer un quelconque miracle japonais.
Mark Carney, a Rock-Star Banker sous pression
Parallèlement à la politique de rigueur menée par le gouvernement Cameron, la banque d’Angleterre (BoE) a mené une politique de taux bas et d’assouplissement monétaire dans le but de ne pas étouffer l’économie réelle. L’activisme de la BoE, et en particulier de son gouverneur Sir Mervyn King, s’est ainsi traduit par l’injection de 375 milliards de livres (l’équivalent de 440 milliards d’euros) dans l’économie. Une politique monétaire accommodante jusque-là poursuivie par Mark Carney, le successeur de King à la tête de l’institution britannique.
Dans le cadre d’une communication axée sur les anticipations, Mark Carney a assuré que la BoE conserverait inchangée sa politique tant que le taux de chômage serait supérieur à 7,0% et que la cible d’inflation resterait autour de 2,0%. Oui mais voilà, les récents indicateurs de l’économie britannique s’avèrent excellents et de fait effraient les marchés. La reprise balbutiante du premier semestre s’est en effet confirmée au dernier trimestre et le Royaume-Uni affiche une croissance de 1,9% en 2013, un plus haut depuis 2007. Même son de cloches du côté du taux de chômage qui sur la période de septembre à novembre 2013 s’est établit à 7,1% contre 7,4% sur la période précédente, un plus bas depuis 2009.
Dans ce contexte, les marchés craignent une remontée des taux de la BoE. En effet, l’ensemble des cibles sont atteintes. En outre, avec une inflation actuelle de 2%, l’économie britannique fait désormais face à un risque de surchauffe économique, même si on est loin de la situation de septembre 2011 (+5,2%). Mark Carney est donc pris dans un corner ; les taux bas ont été bénéfiques à la reprise britannique en ce sens qu’ils compensaient largement les effets de la politique d’austérité menée par le gouvernement. Toute hausse de taux peut briser le climat de confiance qui règne actuellement au sein du Royaume.
Mark Carney devra donc faire preuve d’une grande habileté pour parvenir à remonter les taux sans brider la reprise économique. Car tout resserrement de la politique monétaire est susceptible d’engendrer une hausse de la livre face aux autres monnaies ainsi que du taux des obligations souveraines, pouvant alors rendre le processus de désendettement coûteux. Enfin, et c’est probablement le risque majeur, la remontée des taux pourrait marquer la fin du cycle haussier dans l’immobilier de manière plus ou moins brutale.
Conclusion
Si la politique monétaire est un art, le banquier central lui est un véritable artiste. C’est en tout cas la vision adoptée par l’ensemble des investisseurs internationaux au cours de l’année 2013. Mais le vent semble tourner. Le marché anticipe qu’il va se passer quelque chose dans les mois à venir. En témoigne notamment ce premier mois de l’année qui fut dévastateur pour les bourses mondiales, une première depuis quatre ans.
Crise dans les économies émergentes, matérialisation du risque de déflation, endettement incontrôlable ou reprise chimérique… Une chose est certaine, dans un avenir proche, les banquiers centraux vont être amenés à essuyer de nombreuses critiques, voire même à répondre de leur actes….
Anthony Benhamou