Les rois du pragmatisme. Pour certains même, les sauveurs du monde. En quelques années seulement, les banquiers centraux sont devenus indispensables au bon fonctionnement de l’économie mondiale. Mais à l’instar de toutes dépendances, le « central bank addiction » présente également des effets pervers. Dans ce contexte, les ajustements opérés par les banques centrales (ou sur le point de l’être) peuvent-ils provoquer de nouvelles secousses financières ?
Le mandat de Janet Yellen déjà chahuté
« C’était la dernière séquence, c’était la dernière séance, et le rideau sur l’écran est tombé ». Tel aurait pu être le refrain fredonné sur les marchés la semaine dernière, dans le cadre de la dernière allocution de Ben Bernanke en tant que président de la Fed. Car comme dans la chanson d’Eddy Mitchell, un parfum de nostalgie s’est progressivement emparé des marchés. La nostalgie d’un monde où les liquidités étaient abondantes (85 milliards de dollars injectés dans l’économie, tous les mois). La nostalgie d’un monde où les nuages se dissipaient et le soleil apparaissait.
Alors certes, Janet Yellen, la nouvelle patronne de la Fed, est très qualifiée. Malgré tout néanmoins, son nom ne pourra être dissocié du tournant de politique monétaire que prend actuellement l’institution américaine et de toutes les incertitudes qui en résultent. A l’inverse, celui de Bernanke restera associé, aux yeux de beaucoup, à la reprise économique. Rendez-vous compte en effet, en 2013 le taux de croissance des Etats-Unis a atteint quasiment 2%, nonobstant le blocage de l’administration fédérale (shutdown) de l’automne dernier. Le taux de chômage s’élève pour sa part à 6,7% contre 7,0% le mois dernier et plus de 8,0% en moyenne sur l’exercice 2012.
Ex post pourtant, l’action de Ben Bernanke est loin de faire l’unanimité, en particulier dans les économies émergentes. Ces dernières pâtissent en effet des réductions d’achats d’actifs amorcées en décembre dernier par la Fed et ne peuvent que constater un mouvement de fuite des capitaux vers les économies occidentales. Et le deuxième tour de vis monétaire effectué la semaine dernière n’a fait qu’accélérer ce phénomène de rapatriement. Afin d’endiguer la chute vertigineuse de leur devise nationale, les banques centrales turque, indienne, sud-africaine, argentine et russe n’ont eu d’autre solution que de procéder à des actions d’ampleur sur les taux ou directement sur le marché des changes.
Force est donc de constater que le mandat de Janet Yellen ne devrait pas être de tout repos. La poursuite du tapering est en effet une condition nécessaire pour éviter une hausse trop importante du prix des actifs et ainsi consolider la reprise américaine. En revanche, elle doit s’effectuer en tenant compte des potentielles externalités négatives ; clairement, le risque de voir la tourmente actuelle des émergents se transformer en une véritable crise financière, puis économique, est des plus sérieux.
Mario Draghi et la menace déflationniste
En un peu plus de deux ans, Mario Draghi a fait plus pour la zone euro que Jean-Claude Trichet en huit ans. Tout d’abord, en juillet 2012, alors que l’ensemble de la communauté financière anticipait une implosion de l’Union Monétaire, le technocrate italien lançât que « l’euro est irréversible » et que la BCE fera « tout ce qu’il faudra » pour trouver une issue à la crise. Trois mois plus tard, il assit définitivement sa détermination en annonçant la création du dispositif OMT. Une détente des spreads put dès lors être observée sans même que le « draghi put » soit activé par un des Etats membres.
Un véritable modèle d’effet d’annonce qui a non seulement permis de restaurer la confiance sur les marchés mais aussi de relancer l’activité au sein de la zone. Mais déjà, la reprise qui s’amorce dans de nombreux Etats européens (Irlande et Espagne notamment) s’avère fragilisée par « l’ogre déflationniste ». L’estimation rapide du taux d’inflation pour le mois de janvier, publiée la semaine dernière, révèle en effet un nouveau ralentissement de la hausse des prix de l’ordre de 0,7%, contre 0,8% en décembre. Et si l’ogre ne se contente que de pointer le bout de son nez au Portugal, en Espagne et en Irlande (+0,2%), il est en revanche sorti de sa grotte en Grèce (-1,8%) et à Chypre (-1,3%) notamment.
Eviter le piège de la déflation et consolider la reprise naissante en zone euro. Voici donc à présent les missions qui attendent Mario Draghi pour les mois à venir. Or, le maintien d’anticipations actuellement sur le fil du rasoir n’est possible qu’à travers un discours clair et une action forte. Le président de la BCE peut par exemple agir sur les taux comme au mois de novembre dernier où, en abaissant d’un quart de point le principal taux directeur, il était parvenu à surprendre agréablement les marchés. Il peut également « envisager de nouvelles mesures » de type rachats d’actifs, même si les rachats de titres de dette publique ne sont clairement pas d’actualité tant les allemands y sont opposés.
Fort de sa crédibilité acquise en seulement deux années, Mario Draghi devrait trouver les mots nécessaires pour annihiler le risque déflationniste. Mais attention, la psychologie des acteurs n’est pas toujours contrôlable, ce qui implique qu’il faut agir vite, avant la matérialisation du risque. Celle-ci plongerait en effet la zone euro dans une spirale infernale.
Shinzo Abe et Hauhiko Kudora veulent faire oublier la décennie perdue
Arrivé au pouvoir en décembre 2012, les ambitions de Shinzo Abe pour le Japon consistaient à remettre le pays sur le bon rail économique après plus de quinze années de croissance molle. Très vite alors, le nouvel homme fort de l’archipel présenta un plan combinant politique budgétaire de relance, mise en place de réformes structurelles et politique monétaire ultra-accommodante. Ce dernier point constitue la clé de voute du programme de Monsieur Abe qui participa d’ailleurs largement à la nomination de Hauhiko Kudora au poste de gouverneur de la Banque du Japon (BoJ).
Ensemble ainsi, ils fixèrent une cible de doublement de la masse monétaire (à travers notamment le rachat massif d’actifs risques aux banques et le rachat d’obligations publiques) afin de lutter contre la déflation et permettre une dépréciation (organisée) du Yen. Un véritable choc psychologique censé favoriser la consommation interne (à travers la politique de demande) et la compétitivité des firmes nippones à l’international. Mais les résultats sont mitigés. Tout d’abord, le point positif ; sur le terrain de l’évolution des prix, en 2013, le Japon a connu pour la première fois en cinq ans une légère inflation de 0,4%, loin cependant de la cible des 2%. La hausse des salaires enregistrée en décembre (+0,8%) devrait en en outre confirmer cette tendance.
Vient ensuite le point négatif ; la chute du Yen n’a pour le moment pas eu d’effets positifs sur la balance commerciale du pays. Au contraire. A 11 475 milliards de Yen (environ 82 milliards d’euros), le déficit commercial du pays a atteint un niveau historique en 2013. Ce très mauvais indicateur reflète en fait les implications théoriques de la « courbe en J » ; en effet, une politique de dépréciation de la monnaie engendre toujours dans un premier temps un effet volume supérieur à l’effet prix. Autrement dit, le pays a dû supporter une hausse de la valeur des biens et services importés, en particulier du gaz qui permet de faire tourner ses centrales thermiques depuis que les réacteurs nucléaires de Fukushima sont à l’arrêt.
Le gouvernement japonais anticipe une croissance de 2,7% pour l’année en cours (clôture prévue le 31 mars). Mais la dégradation du solde de la balance commerciale du pays (+65% par rapport à 2012) ne laisse en fait rien présager de bon pour 2013, et le taux de croissance devrait plutôt s’établir autour de 1,3%. Faut-il pour autant voir un échec de Shinzo Abe ? Il est encore trop tôt pour le dire. Toutefois, il n’est pas question pour le moment d’évoquer un quelconque miracle japonais.
Mark Carney, a Rock-Star Banker sous pression
Parallèlement à la politique de rigueur menée par le gouvernement Cameron, la banque d’Angleterre (BoE) a mené une politique de taux bas et d’assouplissement monétaire dans le but de ne pas étouffer l’économie réelle. L’activisme de la BoE, et en particulier de son gouverneur Sir Mervyn King, s’est ainsi traduit par l’injection de 375 milliards de livres (l’équivalent de 440 milliards d’euros) dans l’économie. Une politique monétaire accommodante jusque-là poursuivie par Mark Carney, le successeur de King à la tête de l’institution britannique.
Dans le cadre d’une communication axée sur les anticipations, Mark Carney a assuré que la BoE conserverait inchangée sa politique tant que le taux de chômage serait supérieur à 7,0% et que la cible d’inflation resterait autour de 2,0%. Oui mais voilà, les récents indicateurs de l’économie britannique s’avèrent excellents et de fait effraient les marchés. La reprise balbutiante du premier semestre s’est en effet confirmée au dernier trimestre et le Royaume-Uni affiche une croissance de 1,9% en 2013, un plus haut depuis 2007. Même son de cloches du côté du taux de chômage qui sur la période de septembre à novembre 2013 s’est établit à 7,1% contre 7,4% sur la période précédente, un plus bas depuis 2009.
Dans ce contexte, les marchés craignent une remontée des taux de la BoE. En effet, l’ensemble des cibles sont atteintes. En outre, avec une inflation actuelle de 2%, l’économie britannique fait désormais face à un risque de surchauffe économique, même si on est loin de la situation de septembre 2011 (+5,2%). Mark Carney est donc pris dans un corner ; les taux bas ont été bénéfiques à la reprise britannique en ce sens qu’ils compensaient largement les effets de la politique d’austérité menée par le gouvernement. Toute hausse de taux peut briser le climat de confiance qui règne actuellement au sein du Royaume.
Mark Carney devra donc faire preuve d’une grande habileté pour parvenir à remonter les taux sans brider la reprise économique. Car tout resserrement de la politique monétaire est susceptible d’engendrer une hausse de la livre face aux autres monnaies ainsi que du taux des obligations souveraines, pouvant alors rendre le processus de désendettement coûteux. Enfin, et c’est probablement le risque majeur, la remontée des taux pourrait marquer la fin du cycle haussier dans l’immobilier de manière plus ou moins brutale.
Conclusion
Si la politique monétaire est un art, le banquier central lui est un véritable artiste. C’est en tout cas la vision adoptée par l’ensemble des investisseurs internationaux au cours de l’année 2013. Mais le vent semble tourner. Le marché anticipe qu’il va se passer quelque chose dans les mois à venir. En témoigne notamment ce premier mois de l’année qui fut dévastateur pour les bourses mondiales, une première depuis quatre ans.
Crise dans les économies émergentes, matérialisation du risque de déflation, endettement incontrôlable ou reprise chimérique… Une chose est certaine, dans un avenir proche, les banquiers centraux vont être amenés à essuyer de nombreuses critiques, voire même à répondre de leur actes.
Achevé de rédiger le 05 février 2014
Anthony Benhamou