« L’Histoire des hommes n’a jamais été que l’histoire de leur faim ». Cette formule de Jean Guéhenno prend un sens tout particulier en cette période. Il y a cinq ans en effet, la banque d’investissement Lehman Brothers disparaissait de l’échiquier financier mondial. Comment cette petite société créée en 1850 à Montgomery en Alabama par les frères Emanuel et Mayer Lehman, puis devenue un des temples de la finance mondiale, a-t-elle pu faire faillite du jour au lendemain ? Retour sur un des évènements les plus marquants de ce début de siècle…
Une petite histoire américaine…
Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé ne saurait être que fortuite… mais n’aurait rien de surprenant. Ce 16 mai 2002, Monsieur et Madame Bird se rendent dans leur agence bancaire de Lewisville au Texas afin de contracter un crédit immobilier. L’accès à la propriété, un rêve quasi inaccessible pour ce couple aux trois enfants dont les revenus ne sont que très modestes. Pourtant, les conditions de taux historiquement bas depuis 2001 ont fait naître en eux beaucoup d’espoir. C’est Monsieur Wolf qui les reçoit, jeune conseillé bancaire qui, à en croire les propos de ses supérieurs, est promis à une grande carrière. Poignée de main ferme et formules de politesse échangées, le rendez-vous peut enfin débuter. Et il durera plus d’une heure. Après d’âpres négociations, Wolf consent finalement à octroyer aux époux Bird un crédit sur trente ans avec des modalités à priori avantageuses ; taux d’intérêt proche de 0% pendant les deux premières années puis variable, et constitution d’une hypothèque. Le jeune banquier mise alors clairement sur la poursuite de la hausse des prix de l’immobilier pour se couvrir d’un éventuel défaut de l’emprunteur.
Néanmoins, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et la suite de l’histoire est malheureusement bien connue de tous. En 2004 en effet, pour faire face aux pressions inflationnistes, le président de la Federal Reserve (Fed) Alan Greenspan procéda à une série de remontées de taux. L’endettement du couple Bird devint alors rapidement insupportable en raison d’un contrat à taux variable ; dans le même temps, Wolf assista avec stupeur au retournement du marché immobilier et compris que sa carrière ne serait pas aussi brillante que prévue. Prise isolément, cette histoire, aussi triste soit-elle pour nos protagonistes, ne présente aucun intérêt macroéconomique. En revanche, quand il existe une multitude de messieurs Wolf et de familles Bird au sein d’une économie, les conséquences sont nettement plus graves. Tels sont les prémisses d’une crise dont l’ampleur sera dans un premier temps national, puis s’étendra au-delà des frontières et des océans.
… qui se transforma en une crise mondiale
Les instituts de crédits américains étaient pourtant contraints par la réglementation et ne pouvaient en théorie pas accorder des prêts de manière excessive. En théorie seulement. Issue de l’innovation financière, la titrisation leur a effectivement permis de contourner les règles et de sortir de leurs bilans de nombreuses créances. Dès lors, une large gamme de titres, dont les appellations se résument le plus souvent en trois ou quatre lettres (ABS, CDO, RMBS et autres CMBS), s’est déversée sur les marchés internationaux. Un triste succès qui trouve son origine notamment dans l’anomalie du couple rendements-risques ; en effet, ces créances titrisées offraient de hauts rendements et, à en croire l’appréciation des agences de notation, ne présentaient que peu de risque. Mais en 2007, des premières tensions apparurent sur les marchés et de grandes banques internationales annoncèrent d’importantes provisions à l’instar de HSBC en février et de BNP Paribas contrainte en juillet de geler trois fonds monétaires dynamiques.
Une crise de confiance générale s’installa progressivement dans le système financier et engendra de fait une chute des marchés boursiers au dernier trimestre 2007. Ce n’était pourtant que le début et les choses allaient s’envenimer au cours de l’exercice 2008. Au mois de mars, la banque d’affaire américaine Bear Stearns fut ainsi sauvée in extremis de la faillite par JPMorgan Chase & Co. En grande difficultés, ce sont les sociétés de crédits hypothécaires Fannie Mae et Freddy Mac qui furent ensuite nationalisées. C’est finalement dans la nuit du 14 au 15 septembre que la crise bancaire se muta en une crise financière sans précédent depuis celle de 1929. Deux faillites y furent en effet prononcées ; si la première fut virtuelle (Merrill Lynch put compter sur le soutien de Bank of America) la deuxième fut bien réelle et constitua un véritable séisme financier. La chute de Lehman Brothers, banque d’investissement vieille de plus de 150 ans, surprit l’ensemble des investisseurs internationaux et marqua la fin du too big to fail. La méfiance entre établissements bancaires atteignit alors son paroxysme et le marché interbancaire connu un arrêt total. Entreprises et ménages n’eurent ainsi plus accès au crédit bancaire et de nombreuses économies industrialisées entrèrent en récession au premier trimestre 2009.
Cinq années plus tard, tous les dogmes sont tombés
Si beaucoup de choses ont été racontées quant aux conditions de mise en faillite de Lehman Brothers, force est de constater que cet évènement a marqué tant la sphère financière que la sphère économique réelle. Et de nombreux dogmes ont aussitôt été bottés en touche à l’instar de la fameuse dichotomie classique mise en évidence il y a deux siècles par Adam Smith, David Ricardo ou encore John Stuart Mill. Face à la crise économique et financière, les Etats occidentaux n’eurent par ailleurs pas d’autres choix que d’apporter leur soutien financier non seulement aux systèmes bancaires mais aussi à l’économie réelle. Et quand beaucoup d’économistes et journalistes vantèrent les mérites du keynésianisme, les soldes budgétaires de nombreux pays dérapèrent nettement, plongeant certains d’entre eux dans la crise de la dette souveraine. La chute de Lehman Brothers, ses causes et ses conséquences ne semblent ainsi correspondre à aucune grande théorie économique mais plutôt à un mixte entre la science économique et des sciences comportementales telles que la psychologie et l’anthropologie.
Cinq ans jour pour jour après la faillite de Lehman Brothers, il paraît évident que si cela était à refaire, les actes seraient différents. En témoigne notamment la faillite virtuelle de la Grèce et les centaines de milliards dépensés afin de maintenir le pays en vie. Par ailleurs, malgré la bonne tenue récente des marchés boursiers mondiaux, cette longue crise n’est pas encore finie. De trop nombreuses questions continuent en effet de hanter l’esprit des agents économiques dont notamment le futur de la politique monétaire de la Fed et les conséquences économiques et sociales liées à l’arrêt du quantitative easing. Et si Lehman Brothers est un évènement fondamental de l’Histoire économique, nul doute que les prochains discours du banquier central américain auront une influence majeure sur la suite de l’Histoire…
Achevé de rédiger le 17 septembre 2013,
Anthony Benhamou, anthonbenhamou@gmail.com