Les dirigeants politiques et monétaires de la zone euro, des Etats-Unis ou encore du Japon se veulent de plus en plus formels : la situation économique est sous-contrôle et la crise est bientôt finie. A les écouter, les dernières décisions de la Fed, de la BCE et de la Banque du Japon sont sur le point de mettre un terme définitif à la tempête qui secoue la sphère économico-financière depuis plus de cinq ans. Et pour cause : en injectant de plus en plus de liquidités dans le circuit, les autorités monétaires devraient parvenir à éteindre l’incendie de la récession. Grâce à autant de « cash » dans l’économie, cette dernière devrait ainsi repartir, retrouver le chemin de la croissance forte, de manière à inverser la courbe de chômage d’ici un an, à réduire les déficits publics et à sortir définitivement de la spirale de la dette…
Ah ! Qu’il est apaisant d’entendre un tel discours rassurant. Seulement voilà, n’en déplaise à tous ces « diseurs de bonne aventure », la situation effective est bien plus compliquée. Certes, les injections de liquidités et les relances budgétaires engagées en 2009 ont bien permis d’éviter le retour de la crise de 1929. Pour autant, elles sont désormais devenues quasiment inefficaces. En effet, la récession de 2009 était en grande partie due à un mouvement de panique né de la faillite de Lehman Brothers et plus globalement des excès des marchés financiers des années 2006-2007. Les robinets du crédit avaient alors été fermés, réduisant la demande et créant par là même un risque de déflation, c’est-à-dire d’excès d’offre par rapport à la demande. La relance de 2009 a alors permis de réduire cet écart, en relançant la croissance qui a même atteint 5 % au niveau mondial en 2010.
Malheureusement, cette relance a engendré de nombreux effets pervers. Tout d’abord, elle a encore aggravé des déficits budgétaires et des dettes publiques déjà très élevés. Ensuite, elle a incité la BCE a augmenté son taux refi. L’euro s’est alors apprécié de façon inappropriée, suscitant une baisse du dollar et un mouvement de repli des flux financiers vers les marchés des matières premières, dont les cours ont flambé. La zone euro a subi une double peine : une devise surévaluée et une flambée des prix des matières premières. Tout juste sortie de la récession, elle a donc dû y replonger. Dès lors, elle s’est trouvée dans l’incapacité de financer ses déficits et même d’assurer le simple paiement des intérêts de la dette publique.
Pis, au lieu de réagir vite et efficacement, les autorités monétaires et politiques eurolandaises ont préféré joué la montre, mettant régulièrement de l’huile sur le feu : nouvelle augmentation du taux refi, déclaration virulente des dirigeants allemands à l’égard des pays d’Europe du Sud, appelés pour la circonstance pays du club Med ou PIGS, immobilisme français… En laissant la crise s’enliser, les dirigeants eurolandais ont ainsi transformé une crise économique en crise sociale. Car si une récession peut être digérée et supportée sans trop de dégâts, deux récessions en trois ans sont insupportables. Bien sûr d’un point de vue psychologique, mais surtout d’un point de vue social. Ainsi, cette double récession a suscité une flambée du chômage dans la quasi-totalité des pays eurolandais : 25,1 % en Espagne, 24,4 % en Grèce, 15,7 % au Portugal, 10,7 % en Italie et 10,3 % en France.
Ce drame humain touche principalement les moins de 25 ans, qui subissent des taux de chômage vertigineux : 55 % en Grèce, 52,9 % en Espagne, 36,4 % au Portugal, 35,3 % en Italie et 23,4 % dans l’Hexagone. On imagine alors avec effroi quels doivent être les niveaux de chômage des jeunes dans les quartiers défavorisés. Face à un tel marasme et à la précarité des perspectives pour la jeunesse de ces pays, les risques de tensions, voire d’émeutes, augmentent dangereusement. Même les Etats-Unis, avec un taux de chômage de 8,1 % et une pauvreté grandissante ne sont pas à l’abri du désordre social, voire sociétal.
Prenant enfin conscience de la gravité de la situation, les autorités monétaires ont alors réagi. Par la parole dans la zone euro et par le geste outre-Atlantique et au Japon. Ces tentatives de la dernière chance risquent néanmoins de s’avérer vaines, en particulier aux Etats-Unis et dans l’Archipel nippon où la « trappe à liquidités » s’est installée. En effet, il ne sert à rien d’injecter du « cash » dans l’économie ou de prêter aux banques et/ou aux Etats à bon compte, si les entreprises et les ménages ont perdu confiance. De par cette défiance, les sommes injectées iront grossir les bas de laine ou encore alimenter la spéculation sur les marchés des matières premières. Or, si les cours de ces dernières augmentent encore, le pouvoir d’achat se dégradera davantage, alimentant le manque de confiance, et entretenant par là même la faiblesse de l’investissement et de de la consommation. Une nouvelle vague d’accroissement du chômage s’ensuivra et le cercle pernicieux continuera.
Pour casser cette spirale infernale, les pays enlisés dans la crise sociale ont besoin d’un électrochoc. Celui d’une prise de conscience qui imposera aux dirigeants politiques et monétaires de devenir enfin pragmatiques et qui permettra également aux populations de retrouver l’espoir. Cette nécessité est d’autant plus forte dans l’Hexagone où la faiblesse de la culture économique et l’exacerbation de la lutte des classes ont empêché le pays de moderniser ses structures. Encore plus grave : ce manque de réalisme est tel que les Français ne pourraient supporter une forte récession. Face à l’adversité, les « instincts animaux » pourraient prendre le dessus, ce qui multiplierait les comportements « antisociaux ».
Plus que jamais, il est urgent de faire de la pédagogie et d’apaiser les rancœurs. Les Français seront certainement prêts à faire des sacrifices, pour peu qu’on leur dise la vérité et que la puissance publique montre l’exemple. Et ce, notamment en réduisant ses dépenses de fonctionnement, qui, rappelons-le, ont augmenté de 100 milliards d’euros au cours de la dernière décennie. Cela devra aussi passer par la garantie de la sécurité économique, fiscale, mais aussi physique des citoyens et des entreprises, qui pourront alors consommer, investir et embaucher sans retenue. Mais si tel n’est pas le cas et si les dérapages sociétaux actuels se poursuivent, alors la crise sociale s’amplifiera, le fossé entre les Français et leurs « élites » se creusera, les tensions s’intensifieront et le désordre s’imposera.
Marc Touati