Le monde occidental va-t-il se « japoniser » ?

 

Dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, il était présenté comme l’exemple à suivre. Au dire des experts et des professeurs d’économie de l’époque, il n’y avait même aucun doute : le modèle japonais allait s’imposer à l’ensemble des pays développés, voire de la planète. Que ce soit le toyotisme, la théorie d’Aoki, la rigueur ou encore la compétitivité nipponne, tout ce qui venait du Japon paraissait excellent. Malheureusement, et comme c’est très souvent le cas, c’est au moment où un consensus « incontestable » commençait à se généraliser sur la « success story » japonaise que tout s’est effondré. L’une des principales origines de cet écroulement tient en un mot : l’orgueil. En effet, sûrs d’eux et certains qu’ils allaient imposer leur puissance économique à l’ensemble de la planète, les Japonais ont commis l’erreur du Siècle. Et pour cause : sous la pression des occidentaux, qui ne supportaient plus de perdre constamment des parts de marchés au profit des produits nippons, le Japon a accepté d’apprécier très fortement sa devise en la faisant passer de 200 yens à 80 yens pour un dollar en quelques années. Dans le même temps, toujours aussi persuadés que rien ne pouvait entacher leur dynamisme, ils s’engageaient dans un fort resserrement monétaire, censé éviter la surchauffe.

Ces deux erreurs simultanées furent les gouttes d’eaux qui firent déborder le « vase impérial ». En quelques trimestres, toutes les bulles qui s’étaient formées au Japon éclatèrent les unes après les autres : immobilier, marchés boursiers, secteur bancaire… Ainsi, tout ce qui paraissait constituer la puissance inaltérable du Japon se révélait finalement être une source de faiblesse. Pour ne rien arranger et toujours avec une arrogance hors pair, les autorités nipponnes ne réalisèrent pas tout de suite la gravité de la situation. Elles continuèrent alors d’agir comme si de rien n’était, refusant de baisser fortement les taux directeurs et laissant le yen s’apprécier davantage. Ce n’est que lors du tremblement de terre de Kobé en 1995 qu’ils commencèrent à vraiment réagir. Mais il était trop tard. Le Japon était déjà tombé dans la « trappe à liquidités ». Dés lors, toutes les mesures de relances budgétaires et monétaires se sont révélées vaines et n’ont fait qu’alimenter la défiance dans l’économie de l’Archipel. Les deux seuls résultats de cette politique furent la flambée de la dette publique et l’installation d’une déflation digne de celle qui a suivi le Krach de 1929. A tel point qu’aujourd’hui encore, ces deux fléaux continuent d’affaiblir le Japon.

De la super-puissance qu’elle constituait dans les années 1980, l’économie nipponne est devenue un modèle à ne pas suivre, contredisant par là même toutes les prévisions du début des années 1990. A titre d’illustration, l’indice phare de la bourse japonaise, le Nikkei, est passé de 40 000 points en 1990 à 8 000 points depuis quatre ans. De quoi calmer ceux qui annoncent sans cesse qu’un investissement en bourse est toujours gagnant sur le long terme. Pour celui qui a acheté du Nikkei en 1990 (et quand bien même a-t-il reçu quelques dividendes depuis lors), il est clair que cet adage apparaît bien déplacé. Récupérera-t-il un jour sa mise ? Peut-être, mais ce seront plutôt ses petits-enfants ou arrières petits-enfants qui s’en chargeront…. Cet exemple rappelle simplement que la bourse reflète généralement une réalité économique. Or, la pire qui soit réside dans la déflation, c’est-à-dire dans la baisse des prix des biens et services mais aussi de tous les actifs, notamment boursiers. Le Japon est donc bien tombé de son piédestal mais semble surtout condamné à la croissance molle et à la déflation.

Pour autant, le vieux rêve des Japonais d’imposer leur modèle au reste du monde occidental peut encore devenir réalité. Simplement, ce modèle ne sera certainement pas celui du dynamisme des années 1980, mais plutôt celui de la déflation des années 1990-2010. Car, même si nous n’en sommes heureusement pas encore là, la situation actuelle des pays dits développés ressemble de plus en plus à celle du Japon. Et ce, en particulier dans la zone euro. En effet, les mêmes erreurs ont été commises : arrogance, dogmatisme, politique monétaire trop restrictive, taux de change surévalué, explosion de la dette publique et le tout couronné par une croissance structurellement molle. Enfin, histoire de parachever le « modèle », les bulles boursières, bancaires et immobilières se sont mises à éclater un peu partout, y compris aux Etats-Unis. D’ailleurs si ces derniers réussissent encore à générer une croissance un peu plus forte que celle de la zone euro, ils sont tombés eux aussi dans le même piège de l’augmentation inefficace des dépenses et des dettes publiques. Les deux seules issues de secours qu’a su conserver l’Oncle Sam sont la faiblesse des taux directeurs et un dollar sous-évalué.

Toujours est-il que, comme le montrent les niveaux très bas des taux d’intérêt à long terme des deux côtés de l’Atlantique (à l’exception des pays du Sud de l’Europe), les risques de déflation sont largement supérieurs aux chances de fort rebond économique. Pour éviter de se « japoniser », les dirigeants politiques et monétaires américains et européens doivent tout faire pour ne pas rééditer les erreurs du passé. Ils doivent donc consacrer des taux de change plus normaux, cesser de vouloir lutter contre une inflation imaginaire, ce qui finit toujours par accroître les risques déflationnistes. Il faut être clair : mieux vaut une inflation de 3,5 %, avec une croissance de 3 % en volume (donc de 6,5 % en valeur), plutôt qu’une inflation à zéro et a fortiori négative, avec une croissance de 1 % en volume. C’est cette erreur que ne cessent de commettre les Eurolandais depuis dix ans. Il est urgent que cela cesse. Enfin, l’intervention de l’Etat dans l’économie doit aussi être repensée, non pas seulement vers « Moins d’Etat » mais surtout vers « Mieux d’Etat ». Il en va de la crédibilité et de l’efficacité économique du monde dit développé.

Si ce dernier ne parvient pas à s’engager dans cette triple voie, alors, il faut se rendre à l’évidence : le modèle japonais de la déflation s’imposera, avec les dégâts durables que cela engendrera. Et ce, tant d’un point de vue financier, économique et social. Dans dix ans, les économistes de la future première puissance mondiale, en l’occurrence la Chine, écriront alors que cette dernière doit tout faire pour éviter de « s’européaniser »… Les concepteurs de la stratégie de Lisbonne de 2000 qui devait faire de la zone euro la terre de croissance la plus compétitive de la planète auront donc de quoi être fiers : l’Europe sera bien devenue un modèle, mais un modèle à ne pas suivre…

Marc Touati