Pas de sortie de crise sans inflation…

 

Depuis près de quarante ans, la plupart des manuels d’économie vendus à travers l’Europe, ainsi que la grande majorité des écrits et déclarations des dirigeants, professeurs et autres élites européens sont formels : l’inflation est le principal danger qui menace l’économie et il convient donc de la combattre à tous prix. Le rabâchage ou encore le lavage de cerveau a si bien fonctionné que rares sont ceux qui osent, encore aujourd’hui, soutenir qu’il y a encore plus grave que l’inflation, en l’occurrence la déflation. Malheureusement, cette erreur de diagnostic n’est pas restée cantonnée au stade de l’Université ou des cercles bien pensants. Elle a aussi engendré des conséquences concrètes sur les évolutions économiques et sociales de l’Europe et plus particulièrement de la zone euro. En effet, à force d’avoir voulu lutter contre une inflation imaginaire, les dirigeants eurolandais ont fini par casser la croissance structurelle de la zone euro, déjà affectée par la faible efficacité de la puissance publique et par la montée de la pression fiscale.

Le mécanisme de cette erreur destructrice est malheureusement simple : la seule inflation sur laquelle une banque centrale peut agir est relative à l’inflation par la demande. Cette dernière s’observe généralement en phase de surchauffe, c’est-à-dire dans une situation où la croissance est très forte, où le chômage baisse fortement et où les salaires augmentent mécaniquement. Dès lors, les entreprises peuvent aisément augmenter leurs prix, risquant ainsi de réduire le pouvoir d’achat si cette inflation va trop loin. Dans ce cadre, il devient logique de relever les taux d’intérêt directeurs de la banque centrale, de manière à réduire l’accès au crédit, donc de calmer la demande qui finira par s’égaliser à l’offre, limitant ainsi les pressions inflationnistes.

A l’inverse, s’il n’existe pas d’inflation par le demande et a fortiori si cette dernière est faible, augmenter excessivement les taux d’intérêt pour lutter contre un pseudo-risque inflationniste revient à réduire le peu de demande qui reste, donc à casser la croissance et à réduire l’emploi. D’où un repli des revenus et du pouvoir d’achat. C’est exactement ce qu’a fait la Banque Centrale Européenne en 2007 et surtout en juillet 2008, en augmentant son taux refi alors que la zone euro était déjà engluée dans la récession. L’euro a alors flambé à 1,60 dollar, aggravant encore la situation économique eurolandaise. Et, comme si cela ne suffisait pas, la BCE s’est une nouvelle fois illustrée au printemps 2009. En effet, alors que toutes les banques centrales du monde développé baissaient leur taux directeurs entre 0 et 0,5 %, la BCE a préféré, toujours pour soi-disant limiter les risques inflationnistes, maintenir son taux refi à 1 %. Alors que l’euro retrouvait des niveaux plus normaux, permettant à l’économie eurolandaise de sortir progressivement de la récession, cette nouvelle erreur stratégique a relancé une nouvelle vague d’appréciation de la monnaie unique, réduisant par conséquent la reprise eurolandaise. Pis, certains pays et notamment les plus fragiles, sont restés  dans la récession. Et c’est ainsi que la crise grecque et plus globalement celle de la zone euro se sont imposées.

Catastrophique d’un point de vue macro-économique, cette surpondération du risque inflationniste a eu aussi des conséquences dramatiques au niveau micro-économique. En effet, lorsque l’inflation est trop faible, notamment à cause d’une demande trop timorée, les entreprises ne peuvent pas répercuter l’augmentation des coûts de production sur les prix de vente, au risque de perdre des parts de marchés. Cette difficulté est d’autant plus grande lorsque l’euro est trop fort, car dans ce cas, les prix des produits importés s’en trouvent réduits, générant par là même une concurrence déloyale pour les entreprises de la zone euro. Et ce d’autant si, comme cela s’est observé dans la plupart des pays eurolandais (à l’exception notable de l’Allemagne qui a réduit le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 20 %), la fiscalité qui pèse sur les entreprises demeure forte. Cernées, pour ne pas dire attaquées de toutes parts, ces dernières sont alors contraintes de réduire leurs coûts, et notamment les coûts salariaux. L’emploi s’en trouve affecté et les revenus avec, d’où un nouvel amoindrissement de la demande, puis une augmentation des pressions déflationnistes… et le cercle pernicieux continue. Il peut d’ailleurs durer longtemps, comme le montre l’exemple du Japon qui reste engoncé dans la déflation depuis vingt ans.

Autrement dit, au contraire de ce qu’ont enseigné pléthores de professeurs d’économie (y compris votre serviteur au début de sa carrière) et au risque de faire bondir nos lecteurs allemands et/ou monétaristes, la faible inflation pour laquelle nous luttons tant depuis des années est devenue une entrave à la sortie de crise. Bien entendu, il ne s’agit pas de relancer un mouvement de forte inflation, comme dans les années 70-80. A ce sujet, il faut d’ailleurs rappeler qu’il n’est plus possible désormais de «faire de l’inflation » à sa guise. Cette stratégie était uniquement possible dans des économies peu ouvertes, avec une faible concurrence et une forte indexation des salaires aux prix. Depuis une vingtaine d’années, grâce à l’ouverture des frontières, à l’augmentation du degré concurrentiel et à la forte réduction des prix administrés, l’inflation ne se décrète plus.

En revanche, elle peut être favorisée, par exemple, par une politique monétaire très accommodante, un taux de change déprécié ou encore par une politique budgétaire offensive mais surtout efficace. C’est notamment ce qu’ont pratiqué les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni et de nombreux pays à travers la planète qui ont préféré mettre de côté leurs craintes inflationnistes dogmatiques en faveur de la croissance et de l’emploi. Et lorsque l’on voit qu’en dépit des milliards de dollars de relance budgétaire et monétaire, l’inflation américaine reste sur des planchers, cela montre bien que, sans ces injections, l’économie de l’Oncle Sam aurait plongé dans la déflation. Quant à la Chine, il est clair qu’avec plus de 10 % de croissance en volume, une inflation d’environ 4 % est loin d’être dramatique.

Et c’est bien cela qu’il faut faire comprendre à nos élites tout aussi bien pensantes que fatigantes : une inflation de 3 % n’a jamais tué personne. Au contraire, elle permet aux entreprises de mieux répercuter l’augmentation des coûts sur les prix de ventes, donc de maintenir un niveau appréciable de leur marge et des salaires qu’elles distribuent. De plus, un peu d’inflation incite les ménages à ne pas différer leurs achats mais, au contraire, à dépenser au plus vite. Une dynamique de la demande s’installe alors, créant plus d’emplois, donc plus de revenus et plus de consommation. Il faut donc être clair : nous ne sortirons pas ce la crise actuelle sans le retour d’une inflation autour des 3 %. Celle-ci permettra d’ailleurs de payer une partie des intérêts de la dette publique et de sortir la zone euro de sa crise existentielle. Nous savons donc ce que nous devons faire. Les Américains, les Chinois, les Anglais… l’ont fait, reste à savoir si les Eurolandais auront l’intelligence d’y arriver. Il en va de leur existence, car, sans le retour de la croissance et de l’inflation, la zone euro finira par disparaître dans les trois années à venir…

Marc Touati