Dette publique française : jusqu’où ?

  

Lorsqu’il y a environ deux-trois ans, nous évoquions la possibilité d’une dette publique équivalente à 80 % du PIB à l’horizon 2015, on nous répondait généralement : « Mais non ! Vous qui êtes habituellement plutôt optimiste, là vous sombrez dans le pessimisme ! ». Et pourtant ! Cinq ans avant l’échéance de notre prévision qui paraissait excessive il y a peu, la barre fatidique des 80 % est déjà franchie. Ainsi, au premier trimestre 2010, la dette publique française a atteint 1 535,5 milliards d’euros, soit 80,3 % du PIB. Et s’il est souvent tentant de « faire porter le chapeau » de ce dérapage aux collectivités locales et aux assurances sociales, il ne faut pas oublier que 78,5 % de cette dette publique (en l’occurrence 1 206 milliards d’euros au premier trimestre 2010) est du seul ressort de l’Etat.

Pis, si l’usage veut que l’on compare la dette publique au PIB, il nous parait plus opportun de la rapporter aux recettes publiques, histoire de se rapprocher d’un ratio « dette/chiffre d’affaires ». Et là, avant de prendre connaissance de ce chiffre, il faut s’asseoir pour ne pas tomber, car on atteint un niveau de 166 % ! Mais, ce n’est pas tout, car, au-delà de ces chiffres qui donnent le vertige, le vrai danger réside dans l’augmentation presque exponentielle de ces derniers. Ainsi, en 1980, la dette publique n’était que de 20,7 % du PIB et 45,4 % des recettes publiques. Il faut donc noter que, d’ores et déjà, le rapport entre le premier ratio et le deuxième était le même qu’aujourd’hui, à savoir de 1 à 2 environ. Dix ans plus tard, c’est-à-dire en 1990, la dette publique progresse mais reste encore limitée à 35,2 % du PIB et à 74,8 % des recettes publiques. En 2000, en dépit des efforts réalisés pour entrer dans la zone euro et malgré la croissance forte des années 1998-2000, la dette publique monte à nouveau, pour atteindre 57 % du PIB et 114 % des recettes publiques. Présentés alors comme des sommets, ces niveaux vont pourtant être pulvérisés au cours des années suivantes, pour atteindre les pics actuels qui ne sont malheureusement qu’une étape vers les plus hauts de la montagne de la dette publique française.

C’est en cela qu’au-delà de son stock de dette faramineux, la puissance publique française apparaît durablement fragilisée par au moins quatre facteurs.

Premièrement, le vieil adage selon lequel il suffirait de vendre quelques « bijoux de famille » pour réduire massivement la dette publique n’est plus applicable aujourd’hui dans l’Hexagone. Et pour cause, ces bijoux, en l’occurrence les actions cotées et les OPCVM détenus par les administrations publiques, ne valent plus que 214,4 milliards d’euros. Et quand bien même l’Etat français vendrait tous ses trésors, tels que la Joconde, le château de Versailles et autres actifs non mobilisables, il n’arriverait même pas à rembourser son stocks de dette. Et bien oui, c’est triste à dire mais l’actif net de l’Etat français est négatif.

Deuxièmement, si certains objecteront à ce premier argument que la France n’est pas une entreprise et qu’elle n’aura jamais à rembourser sa dette publique dans sa totalité, il ne faut pas oublier que le ratio le plus dangereux ne se réfère pas au stock de dette par rapport au flux du PIB, mais à celui qui rapporte le flux annuel des intérêts de la dette publique à celui du PIB. Or, en 2010, cette charge d’intérêts devrait avoisiner les 3 % du PIB, soit environ 0,5 point de plus que la croissance en valeur (c’est-à-dire la progression annuelle du PIB augmentée de l’inflation). Autrement dit, ce sera la troisième année consécutive que la France ne générera pas assez de croissance pour simplement couvrir les intérêts de sa dette publique. Pour payer ces derniers, il faudra donc encore augmenter la dette publique qui devient donc auto-entretenue. C’est ce que l’on appelle en langage courant un puits sans fond ou, en langage financier, une bulle de la dette.

C’est alors qu’intervient notre troisième point, à savoir la dépendance du Trésor français vis-à-vis des investisseurs étrangers. Car si, jusqu’à la moitié des années 2000, seules 50 % des OAT (Obligations Assimilables du Trésor) étaient détenues par des non-résidents, cette part est montée à 60 % depuis quelques années et atteint désormais un nouveau record de 69 %. Ce niveau est comparable à celui observé en Grèce est largement supérieur aux 50 % enregistrés en Allemagne, en Espagne ou en Italie.

D’où une quatrième étape bien difficile à négocier, à savoir la notation de la dette publique française. Car si, en dépit de l’évolution dramatique de cette dernière et de la bulle que nous venons d’évoquer, les agences de notation continuent de gratifier les OAT d’un triple A, la question est de savoir combien temps cela va durer. Et pour cause : si avec un AAA, les investisseurs continuent d’acheter des OAT sans rechigner, avec un simple A, ils se feront désirer. D’où une augmentation des taux d’intérêt, ce qui suscitera une baisse de l’investissement, donc moins de croissance, moins d’emplois, plus de déficit et plus de dette.

Il faut donc arrêter de toiser les chiffres de la dette publique en déclarant que la France ne sera jamais en faillite ou encore, comme le font certains, que les caisses publiques ne sont pas vides et qu’il faut encore augmenter les dépenses publiques. Car s’il était encore possible de faire de telles erreurs dans les années 1980 et 1990, quand la dette publique était comprise entre 20 et 40 % du PIB et que la croissance en valeur compensait largement la charge d’intérêts de la dette, un tel discours devient suicidaire aujourd’hui, avec une dette publique de 80 % du PIB et une croissance structurelle en valeur qui n’arrive même pas à couvrir la charge d’intérêts.

Espérons donc que les dirigeants du pays sauront être responsables en réduisant massivement les dépenses de fonctionnement de l’administration publique, qui ont tout de même augmenté de 87 milliards d’euros depuis 2002, soit un peu plus que quelques cigares et déplacements en avion privé… Ils devront également repenser complètement la pression fiscale et réduire les freins réglementaires, de manière à assurer une croissance durablement plus forte. Le chemin est donc connu, reste à savoir si l’électrochoc d’une dette publique à plus de 80 % du PIB sera suffisant pour inciter la France à l’emprunter.

Marc Touati