Pendez-les haut et court…

Qu’ils soient investisseurs, spéculateurs, opérateurs de marchés ou encore chefs d’entreprise qui délocalisent, la vindicte populaire a trouvé ses nouveaux boucs-émissaires : ce sont eux les coupables ! Coupables de la crise, du chômage, de la quasi-faillite de la Grèce, de la désindustrialisation de la France, du réchauffement climatique, et pourquoi pas, tant qu’on y est, de la bêtise humaine. Car, il faut reconnaître qu’ils ont bon dos tous ces acteurs économiques de l’ombre. On ne sait pas vraiment ce qu’ils font, ni en quoi consiste vraiment leur métier, et cela tombe bien, ils constituent des coupables parfaits, qu’il faut donc punir sévèrement, de manière à assouvir les instincts revanchards de la population. A la rigueur, si cette stigmatisation était véhiculée par des partisans alter mondialistes ou néo-marxistes (ce qui revient d’ailleurs souvent au même), on pourrait comprendre ou du moins imaginer comment de telles idées aussi simplistes que dangereuses peuvent germer dans de tels esprits. Mais malheureusement, il n’en est rien. Ces différentes théories du complot de la finance mondialisée sont diffusées et formulées par des personnes et des Institutions honorables et ce, jusqu’aux instances dirigeantes de certains pays occidentaux.

Bien entendu, il ne faut pas se voiler la face : la spéculation existe et permet à certaines personnes de s’enrichir. De même, les délocalisations et les fermetures de sites sont des réalités forcément coûteuses en emplois et aggravant parfois la pauvreté et l’instabilité sociale. Pour autant, n’est-il pas trop facile de laisser imaginer que de méchants spéculateurs ou de véreux chefs d’entreprises pourraient décider à eux seuls de détruire un pays ou de répandre la misère ? En effet, la spéculation et les délocalisations ne tombent pas du ciel. Elles ne sont finalement que les conséquences des erreurs des dirigeants des différents pays qui font aujourd’hui l’objet de ces mouvements défavorables.

Ainsi, accuser Georges Soros et consorts d’avoir fomenté la crise grecque reviendrait à accuser un vendeur de bière de causer la mort de milliers de personnes tuées chaque année sur les routes pour cause d’alcoolisme. De même, avancer que les chefs d’entreprise français qui développent leurs activités à l’étranger sont les coupables de la désindustrialisation de la France équivaudrait à soutenir que les vendeurs de voitures sont responsables des accidents de la route. En effet, s’il n’y avait pas d’alcool, il n’y aurait pas d’accidents liés à l’alcoolémie et si les voitures n’existaient pas, il n’y aurait pas d’accidents sur les routes. De la même façon, s’il n’y avait pas de marchés financiers, il n’y aurait pas de spéculateurs et si les frontières étaient hermétiques, les entreprises ne pourraient pas délocaliser. Seulement voilà, à l’instar de la suppression de la voiture et de l’interdiction de l’alcool, fermer les marchés et les frontières reviendrait à plonger le monde cent ans en arrière. Avec toutes les restrictions en termes de croissance, d’emploi et de revenus que cela entraînerait.

Car, ne nous leurrons pas : sans marchés financiers, 50 % des financements des entreprises au niveau mondial disparaissent. Sans spéculation, les produits de couverture sur les risques de change et de taux deviennent impossibles, limitant par là même les échanges et la croissance à travers le monde. Enfin, sans libre échange, les pays s’appauvrissent et, dans la mesure où ils ne sont pas auto-suffisants, ils se remettent à faire des guerres d’expansion et des pillages. En d’autres termes, à l’image de la décroissance, la suppression de la spéculation et du libre-échange n’a aucun sens économique, si ce n’est le désordre social. Mais au-delà des non-sens que de telles situations engendreraient, il faut surtout bien comprendre que ce ne sont pas les spéculateurs qui sont à l’origine de la crise grecque, ni les entreprises françaises qui ont favorisé la désindustrialisation de l’Hexagone. Ces mouvements ne sont que des conséquences logiques des erreurs accumulées au cours des années 90 et 2000 par les dirigeants européens et français.

Ainsi, l’origine de la crise grecque ne réside pas dans la spéculation mais dans les nombreux dérapages qui ont jalonné l’histoire de l’économie grecque et eurolandaise depuis plus de dix ans. Il y eut tout d’abord les tricheries menées par les différents gouvernements grecs pour masquer l’état réel de leurs finances publiques, de manière à entrer abusivement dans la zone euro. Ensuite, jouissant de la stabilité née de l’appartenance à cette dernière, la Grèce a oublié d’engager les réformes indispensables au bon fonctionnement de son économie (notamment en termes de réduction des dépenses publiques inefficaces, de lutte contre l’économie parallèle et de transparence de ses réglementations). Mais la Grèce ne s’est pas détruite toute seule, elle y a aussi été aidée par les dirigeants de la zone euro. Ainsi, en augmentant abusivement son taux refi en 2007 et 2008, puis en refusant de le baisser à 0,5 % en 2009, la BCE a entretenu une récession historique en Grèce et dans la zone euro, notamment en cassant l’investissement et en favorisant un euro trop fort. Les dirigeants politiques de la zone euro auraient alors pu intervenir pour essayer d’inverser la tendance sur l’euro, au moins au travers d’effets d’annonce. Mais là aussi, le dogmatisme et l’auto-destruction l’ont emporté. Dans la mesure où ces mêmes dirigeants ont également été incapables de créer une zone monétaire optimale (c’est-à-dire avec une harmonisation des conditions fiscales, réglementaires, des marchés du travail et un budget fédéral), ils ont alors réduit drastiquement la crédibilité et la viabilité de la zone euro. Enfin, donnant le coup de grâce, l’Allemagne a annoncé au monde qu’elle n’était plus prête à soutenir comme d’habitude les pays en difficulté, à commencer par la Grèce. Même si cette décision peut se comprendre dans la mesure où les Allemands en ont assez de payer pour tout le monde depuis des années, elle a pourtant mis le feu aux poudres en ouvrant la boîte de pandore d’un possible défaut de la Grèce. Très logiquement, les investisseurs et spéculateurs se sont alors engouffrés dans la brèche, qui rappelons-le, n’aurait pas existé si toutes les erreurs susmentionnées n’avaient pas été commises.

Avancer que la désindustrialisation de la France est uniquement due à la cupidité de certains chefs d’entreprise est tout aussi fallacieux. En effet, au-delà du fait qu’ils correspondent à une nécessité de diversification des risques et de recherche de nouvelles terres de croissance à travers le monde, les investissements des entreprises françaises à l’étranger ont aussi été favorisés par les nombreuses erreurs de la politique économique française : augmentation de la pression fiscale, exacerbation des rigidités réglementaires, notamment sur le marché du travail, 35 heures, mauvaise adéquation des formations scolaires et universitaires avec les besoins des entreprises, mauvais choix stratégiques en matière de R&D… Autant d’évolutions qui ont immanquablement entraîné la France sur le chemin de la fuite de ses entreprises industrielles. A la rigueur, si ce mouvement n’avait concerné que les industries anciennes, la destruction créatrice liée au dynamisme des industries nouvelles aurait pu fonctionner. Mais là aussi, de par les rigidités évoquées à l’instant, la fuite de nos entreprises concerne également les industries de pointe et même certains services. Et si celles-ci quittent la France, ce n’est pas parce qu’elles ne l’aiment pas, mais c’est parce qu’elles n’ont plus le choix. Faire du colmatage de brèche comme cela est pratiqué depuis trente ans ne servira à rien. La France a besoin d’une rupture qui cassera toutes nos rigidités et permettra à la croissance française de redémarrer durablement par elle-même, c’est-à-dire sans perfusion publique excessive.

Aussi, que nos dirigeants arrêtent de stigmatiser des boucs-émissaires bien pratiques pour masquer leurs erreurs et celles de leurs prédécesseurs. Il faut désormais adopter un comportement responsable et responsabilisant, sinon de plus en plus d’investisseurs, d’entreprises, voire de particuliers diront : la France ou la Zone euro, aimez-la, donc quittez la…

Marc Touati