Ah ! Qu’elle paraît loin la période où les pays d’Europe du Sud voulaient absolument intégrer le premier wagon de la zone euro. C’était en 1998. A l’époque, l’Italie, l’Espagne et le Portugal mettaient un point d’honneur à réaliser la monnaie unique avec leurs voisins du Nord, c’est-à-dire dès 1999. Leur argumentation semblait alors imparable : non seulement ils ne voulaient pas apparaître aux yeux du monde comme des pays « sous-développés » voire des parias de l’Union européenne, mais surtout ils défendaient qu’une entrée retardée dans l’Union Economique et Monétaire serait mal perçue. Et ce, non seulement vis-à-vis des investisseurs internationaux, mais aussi à l’égard des populations des pays en question, ces dernières pouvant s’offusquer d’un tel décalage et refuser ensuite une entrée retardée dans la zone. Compte tenu de ces considérations partisanes et en dépit des recommandations des Allemands qui souhaitaient plutôt réaliser une UEM en petit comité, avant d’élargir le cercle aux pays vraiment méritants, la position d’une entrée immédiate des pays dits du Club Med (en 2001 pour la Grèce) l’a finalement emportée.
Et, il faut reconnaître que, dans un premier temps, cette stratégie s’est avérée favorable. En effet, grâce au havre de stabilité constitué par la zone euro, les taux d’intérêt des obligations d’Etat ont baissé dans l’ensemble des pays de la zone, y compris ceux du Sud. Ainsi, de 1999 à 2007, le différentiel de taux longs des pays du Club Med vis-à-vis de ceux de l’Allemagne n’a été que de 0,2 point. Dans le même temps, les taux d’inflation ont convergé vers le bas et l’euro a nettement baissé jusqu’en 2002. Dans ces conditions, la croissance est restée soutenue, en particulier dans les pays du Sud qui ont donc pu « apparemment » continuer leur rattrapage économique et réduire leurs déficits publics. Ainsi, en 2006 et 2007, l’Espagne se payait même le luxe d’afficher un excédent public de 2 % de son PIB. Si bien que notre voisin d’outre-Pyrénées était présenté comme un modèle de développement et de réussite et ce notamment par l’OCDE, le FMI et la Commission Européenne ! A croire que les institutions internationales sont vraiment les meilleurs indicateurs avancés de ce qui ne va pas se produire. Car, plutôt que d’adresser des satisfécits abusifs, celles-ci auraient plutôt dû rappeler à ces pays que le plus important n’est pas de monter, mais de rester en haut. Aussi, la chance donnée aux pays du Sud d’intégrer la zone euro dès son lancement est devenue un véritable cadeau empoisonné. Et pour cause : bien loin des espoirs de la fin des années 90 et du début 2000, la Grèce, l’Espagne et le Portugal font désormais l’objet de toutes les craintes. Que s’est-il donc passé en dix ans pour transformer le rêve en cauchemar ? La réponse réside dans un célèbre proverbe chinois : si tu donnes un poisson à une personne démunie, elle mangera une journée, si tu lui apprends à pêcher, elle mangera toute sa vie.
Ainsi, qu’il s’agisse de l’Espagne, du Portugal, de la Grèce, ou encore de l’Italie, voire de la France, l’appartenance à la zone euro n’a pas été utilisée pour moderniser l’économie. En effet, bénéficiant de la stabilité financière, notamment en termes de coût de la dette de l’Etat, ces pays n’ont pas réduit significativement leurs dépenses publiques. Pis, en dépit d’une croissance et d’une inflation relativement élevées, ils ont profité de taux d’intérêt bas, car basés sur la mollesse économique allemande. Autant de soutiens qui s’ajoutaient aux larges subventions octroyées par l’Union européenne. Nous touchons là le problème central de la zone euro : elle n’est pas une Zone Monétaire Optimale (ZMO), c’est-à-dire qu’elle ne constitue pas une union harmonisée tant sur les plans fiscaux et réglementaires que des marchés du travail. Dès lors, des écarts de croissance peuvent perdurer et même s’élargir dangereusement. C’est ce que l’on appelle un choc asymétrique. Dans une ZMO, grâce à la mobilité parfaite des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre, et à une politique budgétaire fédérale, ces chocs sont impossibles. A l’inverse, lorsqu’une zone monétaire n’est pas terminée (comme c’est malheureusement le cas pour la zone euro), les chocs asymétriques sont inévitables. C’est ainsi qu’en 2002, le taux refi de la BCE était trop élevé pour l’Allemagne, qui s’est alors enfoncée dans la récession, mais trop bas pour l’Espagne, qui connaissait une surchauffe.
Dans ce contexte de croissance artificielle, l’Espagne et ses voisins du Sud n’ont pas jugé opportun d’investir dans des secteurs de pointe et se sont contentés de se focaliser sur une ou deux « vaches à lait », principalement la construction et le tourisme. Ainsi, la construction représente 20 % du PIB espagnol contre 7 % en France et 4,5 % aux Etats-Unis. Dès lors, avec l’augmentation des taux d’intérêt à partir de 2005, la bulle immobilière s’est effondrée et le tourisme n’a pas pu prendre le relais à cause d’un euro trop fort. En l’absence de moteur de croissance, l’Espagne s’est très logiquement effondrée, à l’instar de la Grèce et du Portugal. Pour ce dernier, la situation est même plus dramatique puisqu’il n’a même pas connu de période de croissance forte. Dans ce cadre, le chômage a flambé et les déficits publics ont explosé. En Espagne, si le taux de chômage a mis dix ans pour passer de 19 % à 9 %, en dix-huit mois, il est passé de 9 % à 18,8 % ! Le solde des comptes publics est passé d’un excédent de 2 % du PIB en 2007 à un déficit de 11 % aujourd’hui. Conséquence logique de ce dérapage, le ratio dette publique/PIB s’est envolée de 36 % du PIB en 2007 à près de 70 % d’ici 2011. Face à la violence de ces dérapages et après Dubaï et la Grèce, les marchés ont donc trouvé un nouveau souffre douleur : l’Espagne. Ce choix est d’autant plus facile que le gouvernement en place semble dépassé par les événements et incapable de renverser la tendance à court terme.
Comment donc sortir de cet engrenage désastreux ? Compte tenu de l’urgence de la situation, il faut réagir vite. Tout d’abord, la BCE doit garantir aux marchés qu’elle fera tout pour éviter une nouvelle crise de liquidité et notamment qu’elle maintiendra durablement son taux refi à 1 %. A ce sujet, nous voyons d’ailleurs aujourd’hui que la volonté de Francfort de ne pas baisser ce dernier à 0,5 % l’an passé, comme l’ont fait l’ensemble des banques centrales du monde occidental, était une grave erreur économique. Cette stratégie a notamment apprécié massivement la monnaie unique, empêchant la zone euro et notamment ses pays du Sud de redémarrer rapidement. C’est d’ailleurs là que réside la deuxième mesure d’urgence à favoriser, en l’occurrence la poursuite de la baisse de l’euro/dollar. Celui-ci devrait ainsi progressivement revenir vers les 1,20 dollar de manière à relancer la croissance eurolandaise vers les 2 % pour la fin 2010. Ah ! Si l’euro n’avait pas flambé en 2008 et 2009, l’Espagne, la Grèce et la zone euro ne seraient certainement pas dans la situation calamiteuse actuelle.
Une fois la croissance restaurée, le financement de la dette publique deviendra moins problématique, et ce d’autant que l’Allemagne mettra certainement tout son poids dans la balance pour sauver une nouvelle fois la construction européenne. Le problème est qu’elle ne pourra plus le faire par la suite, à cause d’une dette publique également pléthorique. Pour éviter une nouvelle crise de la dette publique eurolandaise, la zone euro devra enfin s’engager dans la création d’une véritable Zone Monétaire Optimale, en harmonisant les conditions fiscales, les marchés du travail et en instaurant un budget fédéral de la zone capable de réduire, voire de supprimer les chocs asymétriques. Si nous n’y parvenons pas, il est malheureusement inévitable que la zone euro finisse par exploser avant 2020. La crise actuelle montre d’ailleurs pourquoi l’entrée de nouveaux pays (notamment d’Europe dans l’Est) dans la zone euro serait catastrophique, tant pour leur santé économique que pour la crédibilité de l’UEM. On comprend dés lors pourquoi les Etats-Unis font preuve de si peu de considération politique à l’égard de la zone euro. Car il est clair que face à l’Oncle Sam, à la Chine, à l’Inde et au Brésil, l’euro était le seul moyen permettant de maintenir l’Europe au premier rang de la scène internationale. En cas d’échec, l’Europe sera décrédibilisée et n’aura donc aucune chance de s’imposer dans le match de la croissance mondiale.
Marc Touati