Les banques centrales prises à leur propre piège ?

C’est un dilemme cornélien qui se présente désormais aux banques centrales de la planète et en particulier dans le monde dit développé. En effet, il y a environ un an, au plus fort de la crise financière, elles ont non seulement injecté massivement des liquidités à l’échelle mondiale mais elles ont aussi fortement réduit leurs taux directeurs. Elles n’avaient alors pas le choix. Car, sans ces actions concertées de grande ampleur, le système financier international aurait certainement craqué et l’économie de la planète avec. Elles ont donc tiré les leçons des erreurs du krach de 1929 ou encore de la crise japonaise du début des années 90, au cours desquels les autorités monétaires n’ont pas pris conscience de l’ampleur des dégâts et n’ont pas réagi en conséquence. Autrement dit, il est possible de dire qu’en 2008-2009, les banques centrales ont fait leur « boulot ». Et ce, même si l’on peut néanmoins regretter qu’une fois encore, la Banque Centrale Européenne, n’a pas été jusqu’au bout, notamment en refusant de baisser son taux refi entre 0,25 % et 0,5  %, ce qui a pourtant été pratiqué par toutes les banques centrales occidentales. Vouloir se distinguer des autres c’est bien, éviter d’étouffer la reprise eurolandaise dans l’œuf c’est mieux… Toujours est-il qu’après avoir augmenté son taux refi en juillet 2008, c’est-à-dire en pleine récession de la zone euro, la BCE a quand même réussi à se faire violence et à engager un mouvement d’assouplissement monétaire historique. D’où une question essentielle qui vaut d’ailleurs pour l’ensemble des banques centrales de la planète : jusqu’à quand ?

Car, après avoir « sauvé » la sphère économico-financière, les banques centrales vont devoir désormais se lancer dans un fine tuning (réglage fin) à haut risque. Et pour cause : si elles remontent trop rapidement et trop fortement leurs taux directeurs, elles risquent d’émousser la reprise actuelle avant qu’elle n’ait pu enclencher le moteur des créations d’emplois. N’oublions effectivement pas que les cycles de reprise économique obéissent toujours au même processus : après avoir été les premiers à dégringoler, les marchés boursiers sont également les premiers à retrouver des couleurs, précédant d’environ six mois la reprise de l’activité économique. Puis, six à neuf mois après, cette dernière se transforme en créations d’emplois, ce qui permet d’instaurer un cycle pérenne croissance-emploi-consommation. Dès lors, si les banques centrales interviennent avant la reprise de l’emploi, elles cassent le processus et suscitent le fameux double dip ou encore « W » tant attendus aujourd’hui par de nombreux prévisionnistes, les mêmes qui, il y a encore quelques mois, prédisaient la courbe en « L » au moins jusqu’en 2011. Pour essayer de faire oublier leur erreur, ils font donc preuve d’une inventivité hors pair pour annoncer que si le « L » a été évité « par chance », le « W » est inévitable. Et pour ce faire, ils comptent notamment sur un resserrement hâtif des taux directeurs qui pourrait effectivement mettre fin prématurément à la reprise.

C’est d’ailleurs en cela que les banques centrales sont coincées entre le marteau et l’enclume. Car, si elles n’augmentent pas leurs taux d’intérêt par souci de prolonger la croissance, elles prennent de ce fait le risque d’alimenter l’inflation dans les trimestres à venir et par là même de perdre en crédibilité. Ce qui générerait une augmentation excessive des taux d’intérêt à long terme et freinerait la reprise économique. Voilà pourquoi, il est possible de dire qu’aujourd’hui, les banques centrales sont prises à leur propre piège et vont devoir manœuvrer habilement pour en sortir sans trop de dégâts. Et ce, d’autant qu’elles n’ont plus le droit à l’erreur : il est clair que si une rechute de l’activité se produisait, la marge de manœuvre pour relancer de nouveau la machine serait particulièrement faible. Pour éviter le scénario du pire, les banques centrales vont donc devoir agir avec parcimonie, pragmatisme et abandonner définitivement le dogmatisme. Or, on ne peut pas dire qu’en la matière, la zone euro soit favorisée, bien au contraire…

Ainsi, la Fed a déjà annoncé la couleur : elle ne relèvera pas ses taux directeurs tant que le chômage ne baissera pas significativement et durablement. Autrement dit, elle refuse de prendre le risque d’un « W », quitte à remonter ensuite ses taux directeurs vers les 2 % fin 2010, de manière à réduire les risques inflationnistes, à rassurer les investisseurs et à éviter le krach obligataire. De plus, une fois l’emploi revenu sur les bons rails, la Fed n’aura aucune inquiétude à avoir sur la poursuite de la reprise, même si le taux objectif des federal funds est porté à 2 % et si les taux dix ans sur les bons du Trésor américain avoisinent les 4,5 %. Il s’agit d’ailleurs là de notre scénario de taux à horizon un an, avec une croissance économique stabilisée entre 2,5 % et 3 %, c’est-à-dire un rythme idéal pour à la fois assurer une bonne santé de l’emploi, financer la dette publique et maintenir l’inflation autour des 2,5 %.

Si nous sommes plutôt sereins sur la reprise américaine (certes non-euphorique mais durable), nous restons malheureusement inquiets pour celle de la zone euro. Car s’il est clair que la Fed ne tombera pas dans le piège d’un resserrement monétaire hâtif, il est loin d’en être de même pour la BCE, qui, dès que l’inflation repassera en territoire positif (c’est-à-dire dès le mois de novembre, donc connu début décembre), n’hésitera pas à brandir la menace de la hausse du taux refi. Selon nous, celle-ci devrait d’ailleurs être mise en exécution dès février 2010, c’est-à-dire au moins trois mois avant que la reprise économique ait pu se transformer en créations d’emplois. Une fois encore, le laxisme budgétaire devra alors compenser l’orthodoxie monétaire. Ce qui se traduira certes par un prolongement de la croissance, mais aussi par des déficits publics aggravés et une dette des Etats augmentée, avec hausse des taux d’intérêt à dix ans à la clé et in fine repli de la croissance.

D’ici la fin 2010, les taux d’intérêt monétaires et obligataires devraient donc atteindre des niveaux presque identiques des deux côtés de l’Atlantique (soit respectivement 2 % et 4,5 %), mais pas pour les mêmes raisons. Aux Etats-Unis, l’augmentation des taux d’intérêt sera due à une croissance plus forte. Dans la zone euro, elle tiendra principalement à un nouveau dérapage des dettes publiques et à un pseudo-risque inflationniste. Et tout ça pour quoi ? Pour une croissance économique stabilisée à 2,8 % outre-Atlantique et à 1,3 % dans la zone euro. Mais puisque cela semble nous convenir depuis trente ans, il n’y a pas de raison que cela change…

Marc Touati