Depuis le XVIIème siècle et la naissance du capitalisme, les théories économiques n’ont cessé de se développer, se complétant parfois, s’opposant souvent, avec généralement pour but de devenir la théorie dominante. Depuis lors, l’histoire de la pensée économique a ainsi été une succession de périodes de gloire des différentes théories, les unes réfutant les autres et ne pouvant, du moins en apparence, subsister ensemble. Tout a évidemment commencé avec la révolution industrielle du XVIIème siècle, puis l’expansion économique des siècles suivants qui ont imposé la théorie dite classique ou encore libérale, en l’occurrence celle d’Adam Smith, de David Ricardo et de Jean-Baptiste Say. Les principes de base en sont simples : le marché assure l’équilibre général, l’offre créant sa propre demande et l’épargne permettant de financer l’investissement et d’accroître la « richesse des Nations ». Parallèlement, l’augmentation des inégalités et les difficultés de la classe ouvrière de l’époque ont progressivement promu le marxisme au rang de théorie alternative, qui est même devenue dominante à partir de 1917 dans certaines parties du globe, qui ont alors mis entre parenthèse le système capitaliste pendant soixante dix ans. Entre temps, la crise de 1929 est passée par là et a montré que l’équilibre entre l’offre et la demande n’était pas toujours garantie et surtout que l’offre ne créait pas forcément sa propre demande. D’où des situations d’excès d’offre et par là même de déflation, qui rappelons-le, est le pire des maux en économie.
La théorie keynésienne de soutien conjoncturel à la demande, via l’intervention temporaire de l’Etat dans l’économie, va alors gagner ses galons et devenir la théorie de référence dès les années 30 aux Etats-Unis et pendant les trente glorieuses dans l’ensemble de la planète hors bloc communiste. Au contraire des théories classiques, néo-classiques ou encore libérales, la théorie keynésienne met en avant l’importance de la demande, au travers du rôle multiplicateur de l’investissement. Dans ce cadre, si l’offre est supérieure à la demande, la puissance publique doit se substituer temporairement au secteur privé pour relancer l’investissement, ce qui augmentera la croissance, et accroîtra alors les recettes fiscales permettant in fine à l’Etat de financer son plan de relance et de revenir à l’équilibre de ses comptes. Keynes n’a donc jamais été partisan des déficits publics récurrents et a fortiori structurels. Mais, comme toutes les théories, le keynésianisme a aussi ses limites puisqu’il n’est optimal qu’en économie fermée et génère sur le court terme une légère augmentation de l’inflation. Aussi, avec le développement des échanges internationaux mais surtout les chocs pétroliers des années 70-80, la théorie keynésienne et ses recommandations de politiques économiques vont très vite devenir inefficaces.
Le keynésianisme va alors être remplacé par un renouveau de la théorie classique mais surtout par le développement du monétarisme. Selon les tenants de cette nouvelle théorie créée par Milton Friedman, la monnaie n’est qu’un voile et toute relance monétaire et budgétaire est par construction vouée à l’échec. L’inflation culmine alors à plus de 10 % dans la plupart des pays développés et la lutte contre l’inflation devient, à juste titre, la priorité absolue. Mais, à l’instar de ses homologues, la théorie monétariste oublie également que l’économie n’est pas une science exacte, mais une science humaine qui évolue avec le temps et les personnes. Autrement dit, ce qui est vrai à un instant t, ne l’est plus forcément en t+n. Dès lors, toute rigidité devient par construction productrice d’inefficacité. La théorie monétariste qui est certainement l’une des plus rigides qui soit est alors, elle aussi, battue en brèche. D’autant que la révolution des NTIC rappelle le rôle déterminant de l’investissement et confirme que la baisse du chômage peut coexister avec une inflation modérée, notamment grâce aux progrès technologiques et aux gains de productivité qu’ils génèrent. Cette période marque alors la fin de l’hégémonie monétariste mais aussi la fin des monopoles en matière de théorie économique. En effet, depuis une quinzaine d’années, il n’y a plus de théorie dominante. Certes, chacun des trois grands courants (classiques, keynésiens, monétaristes) dispose encore d’adeptes farouches, les plus virulents étant principalement monétaristes et se situent notamment du côté de l’Ecole de Chicago et aussi d’un grand bâtiment au cœur de Francfort appelé BCE. Mais, au-delà de ces irréductibles, il faut souligner qu’aujourd’hui, le pragmatisme a généralement pris le pas sur le dogmatisme théorique et idéologique.
Ainsi, la bonne politique économique doit à la fois intégrer des préoccupations keynésiennes de demande, mais aussi des dimensions structurelles relatives à l’offre selon une logique libérale ou encore la nécessité de limiter l’inflation sous les 4 % ou sous les 2,5 % hors énergie et produits alimentaires comme le soutiennent les monétaristes modernes. Le tout n’ayant finalement qu’un seul but : l’efficacité économique. C’est dans ce cadre que Clinton le keynésien a su réduire la dépense publique et obtenir un excédent public de 1998 à 2000 et qu’à l’inverse, Bush le libéral a engagé à deux reprises une relance keynésienne (en 2001-2002 et en 2008) pour permettre à l’économie américaine de redémarrer. A l’inverse, dans l’Hexagone, les années de croissance forte de 1998-2000 n’ont pas été utilisées pour obtenir un excédent mais pour dilapider une « cagnotte » idéologique en transformant des recettes fiscales conjoncturelles en dépenses publiques structurelles. Quant à l’Allemagne qui a certes réalisé des réformes exceptionnelles sur son appareil productif, elle a malheureusement oublié la demande, contrairement à la politique récente hexagonale qui se focalise sur la demande en oubliant l’offre.
Il ne nous reste donc plus qu’à souhaiter que très vite, tant en France que dans l’ensemble de la zone euro, les dirigeants politiques et monétaires comprennent qu’il est désormais possible, voire indispensable, d’être à la fois libéral et keynésien, de faires des réformes structurelles sur l’offre tout en soutenant la demande et en imposant une règle d’or : l’efficacité et la rationalité économiques doivent toujours primer sur les dogmatismes théoriques et idéologiques. Tant qu’il ne sera pas ainsi, nous resterons engoncés dans la croissance molle et la faiblesse du pouvoir d’achat.
Marc Touati