Il faut sauver le marché du carbone

L’idée était incitative à l’origine : récompenser les pays et les industriels qui s’évertuent à moins polluer en leur allouant des crédits carbone monnayables. Et de créer une Bourse du carbone, c’est-à-dire un marché de négociation et d’échange de crédit d’émission des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique.

En théorie, grâce au marché du carbone, les plus vertueux des pays ou entreprises soumises à quotas, qui ont baissé leurs émissions au-delà de ce qui leur était imparti, peuvent vendre leurs excédents de quotas à ceux qui n’atteignent pas leurs objectifs. En outre, ces pays ou entreprises peuvent partiellement compenser leurs émissions en investissant dans des projets réducteurs d’émissions de gaz à effet de serre – dans le jargon onusien, on parle de « mécanismes de développement propre » (MDP) lorsqu’ils sont réalisés dans les pays émergents ou en développement ou de « mécanismes de mise en œuvre conjointe » (MOC) lorsqu’ils concernent des pays industrialisés. En contrepartie, les pays financeurs se voient attribuer des crédits d’émission.

Sur le papier, le mécanisme hérité du protocole de Kyoto semblait simple. La réalité est tout autre.

La semaine dernière, lors d’une exposition sur le carbone à Cologne (Allemagne), sous le mécénat de la Banque Mondiale, des experts ont pointé un problème de taille : comment garantir que les pays riches et les pays en voie de développement puissent tirer profit du marché du carbone alors que les seconds sont pénalisés dans le démarrage des projets susceptibles d’être rentables et que les premiers ne sont pas forcément des plus collaboratifs ?

En 2006, d’après la Banque Mondiale, les échanges sur ce marché ont représenté environ 64 milliards de dollars, contre 30 milliards de dollars en 2006 et 10 milliards en 2005. Rien qu’en Europe, le système EUETS a enregistré des transactions pour un total de 37 milliards d’euros.

En revanche, les pays en développement sont à la traîne – les allocations sont passées de 537 millions de tonnes équivalent CO2 en 2006 à 551 millions en 2007. Le Sud pour schématiser pâtit d’une certaine « congestion » du marché du carbone. De nombreux projets ont été lancés mais une réglementation trop pointilleuse et un manque de moyens humains pour certifier les initiatives font qu’il n’est pas rare que le processus d’approbation prenne entre deux et trois ans. Autre écueil, plus étonnant : la Commission Européenne a proposé de geler les nouvelles demandes de projets émanant des pays en voie de développement – de quoi saper la motivation.

Tout cela est bien dommageable quand on sait que le MDP, basé sur le volontariat, pourrait être une source de développement économique durable et de revenus financiers non négligeables pour les pays en développement. En effet, je cite Yvo de Boer, secrétaire exécutif de la CCNUCC, « le marché du carbone pourrait permettre de générer non moins de 100 milliards de dollars de financement par an pour des investissements dans les pays en développement. Aucune des formes de financement auquel ces pays ont accès n’est aussi prometteuse ».

Sur le plan environnemental, selon le GIEC, l’existence d’un prix suffisant du CO2 permettrait d’atténuer le risque de changement climatique dans tous les secteurs, en rendant de nombreuses formules de prévention plus séduisantes au plan économique.

Nombreux sont donc les pays du Sud à vouloir s’impliquer. Les projets de la Chine représentent jusqu’à 73 % du marché des MDP, ceux de l’Inde et du Brésil 6 % chacun, ceux de l’Afrique 5 %.

Il ne faudrait pas que les défauts de jeunesse d’une telle initiative viennent lui couper l’herbe sous le pied, alors qu’une coopération internationale pour réduire les effets de l’Homme sur l’environnement est plus que jamais nécessaire. Ce qui fait dire à Karan Capoor, expert senior des marchés du carbone à la Banque Mondiale et principal auteur du rapport sur le « Statut et les tendances du marché du carbone en 2008 » présenté à Cologne, qu’« il serait honteux pour le monde de ne pas profiter de cet élan » et que l’on se situe à un « carrefour ».

Puisque ce marché existe, autant s’en servir. Autant l’encadrer. Autant l’améliorer. Il serait vraiment fâcheux, qu’une fois de plus, une bonne idée soit remisée dans les placards.

L’immobilisme à ce sujet, dans l’attente de la révision du protocole de Kyoto en 2012, est un faux-fuyant. La Banque Mondiale en est consciente, elle qui a créé, à l’issue du Sommet de Bali en novembre dernier, le partenariat « Forest Carbone Facility », un instrument financier qui a vocation à compenser les coûts engendrés pour conserver les forêts existantes intactes. Les pays du Sud semblent motivés. Reste à convaincre les esprits en Europe mais surtout aux Etats-Unis, une des puissances économiques les plus pollueuses au monde, et qui refusent de ratifier Kyoto – la nouvelle présidence est en cela attendue avec impatience.

Si la structure de marché secondaire des MDP semble avoir été adoptée et tend même à devenir « un marché de matière premières » à part entière, le véhicule financier n’est rien sans un moteur, sans une volonté politique commune d’encourager la réduction des émissions de gaz à effet de serre et un développement viable et durable. Mais rien ne pourra se faire sans de coûteux compromis pour les pays qui, actuellement, ne se plient pas aux objectifs obligatoires de réduction des rejets polluants et pour ceux qui profitent des défauts de la réglementation pour amasser de petits pactoles – les investisseurs européens affluent pour payer les entreprises énergétiques chinoises et indiennes afin qu’elles réduisent leurs émissions plutôt que d’investir pour réduire la pollution dans leur pays.

Certes, cette initiative de marché du carbone ne changera pas la face de l’économie mondiale. Mais elle s’inscrit dans une indispensable « politique de petits pas » dont l’objectif est de dépasser les obstacles qui se dressent sur la voie d’un « meilleur vivre ensemble ».

 

Alexandra Voinchet