Il faudrait vraiment que les dirigeants politiques eurolandais et de trop nombreux économistes bien-pensants cessent de nous rabâcher que la crise de la zone euro est terminée. En effet, après Chypre il y a quatre mois, puis la rechute de la Grèce il y a quelques semaines, c’est au tour du Portugal de prendre un nouveau bouillon, qui pourrait d’ailleurs bien faire déborder le vase eurolandais. Et ce, même s’il ne représente que 1,8 % du PIB de la zone euro. En effet, à la différence de la Grèce et de l’Irlande qui ont connu presque vingt ans de croissance forte, le Portugal est resté englué dans la mollesse économique. Ainsi, de 1990 à 2007, c’est-à-dire avant le début de la crise, la progression annuelle moyenne du PIB a atteint 2,3 % au Portugal, ce qui est certes supérieur à la « performance » de la France (1,9 %), mais très inférieur à celle de l’Irlande (6,4 %), de la Grèce (3,1 %) ou encore du voisin espagnol (3,1 %).
Le comparatif des évolutions de PIB par habitant est encore plus édifiant. De 1990 à 2007 (donc, une fois encore, avant la crise), la richesse par habitant de l’Irlande a augmenté de 318 % en valeur et de 129 % en volume, celle de la Grèce de respectivement 383 % et 53 %. De quoi rappeler que la montée en puissance de l’économie hellène s’est aussi accompagnée d’une forte inflation. Toujours est-il que le Portugal reste loin de ces performances puisque, de 1990 à 2007, son PIB par habitant a seulement progressé de 187 % en valeur et de 37 % en volume.
Autrement dit, la Grèce et l’Irlande ont tellement « bien vécu » de 1990 à 2007 que les récentes crises qu’ils ont traversées sont certes douloureuses, mais presque supportables, en particulier pour l’Irlande qui a su redémarrer dès 2011. À l’inverse, les Portugais n’ont pas suffisamment amélioré leur niveau de vie pour pouvoir supporter une nouvelle cure d’austérité. Comme cela était déjà le cas en 1990 et en 2000, le PIB par habitant du Portugal reste même l’un des plus faibles de la zone euro. En 2012, il n’était ainsi que de 15 000 euros, contre 18 000 pour la Grèce et 35 500 euros pour l’Irlande. À titre de comparaison, celui de la France se situe à 32 000 euros par habitant.
Au classement des PIB par habitant de l’ensemble de la zone euro, l’Irlande est ainsi passée de la neuvième place en 1990 à la deuxième place de 2000 à 2009, pour finalement rétrograder en quatrième position en 2012, évidemment loin derrière le Luxembourg (83 000 euros par habitant), mais quasiment à égalité avec l’Autriche et les Pays-Bas (environ 36 000 euros). Pour un pays en crise, il y a donc pire. Dans ces conditions, l’Irlande paraît la plus à même de sortir assez rapidement de la bulle de la dette publique. Certes, cette dernière représente environ 115 % du PIB irlandais. Un niveau élevé, mais qui devrait se réduire dès 2013-2014 grâce au retour de la croissance. Pour la Grèce, ce sera évidemment beaucoup plus difficile. Certes, en matière de PIB par habitant, elle a quitté la dernière place qu’elle occupait en 1990 pour arriver à la douzième place l’an passé, malgré la crise. Son problème principal réside évidemment dans sa dette pléthorique qui avoisine les 170 % du PIB malgré sa récente restructuration.
À l’inverse, si le Portugal affiche une dette publique de « seulement » 122 % de son PIB, sa structure sociale apparaît encore plus fragile que celle de la Grèce. Ainsi, d’avant dernier en 1990, son PIB par habitant est désormais dernier de la zone euro à 12, et quinzième de l’UEM à 17, ex aequo avec Malte et juste devant la Slovaquie et l’Estonie, qui étaient évidemment très loin de l’Euroland et même de l’Union européenne en 1990.
Pour ne rien arranger, le taux de chômage portugais demeure fort et la crise politique qui sévit dans le pays depuis 2011 devrait encore accroître les incertitudes, donc annihiler les chances de reprise à court terme. Dans ce cadre, les taux d’intérêt des obligations d’État ont flambé dangereusement, atteignant même un sommet de 17,5 % début 2012. Et si une détente appréciable a eu lieu depuis, avec des niveaux compris entre 7 et 8 % fin 2012 et même 6 % au printemps 2013, ils restent encore beaucoup trop élevés, a fortiori ces derniers jours avec un niveau de 7,45 %. N’oublions effectivement pas la règle de base « taux d’intérêt-croissance ». Tant que les premiers sont supérieurs à la seconde (mesurée évidemment en valeur, c’est-à-dire avec l’inflation), les chances de sortie de la bulle de la dette sont nulles. Car il n’y a pas assez de croissance pour rembourser la charge d’intérêts de la dette !
Déjà particulièrement salée depuis 2008, cette dernière n’a cessé de s’alourdir pour avoisiner les 4,5 % du PIB en 2012 (après déjà 3,6 % du PIB en 2011). Tant que la croissance en valeur du Portugal n’aura pas atteint 4,5 %, la situation du pays demeurera inextricable. Or, en 2013, avec une baisse du PIB d’environ 3 % et une inflation d’environ 1,5 %, le pays subira une décroissance en valeur de 1,5 %. Récession, taux d’intérêt toujours élevés, tensions politiques et sociales : les déficits publics semblent condamnés à rester massifs au moins jusqu’en 2014. D’où de nouvelles dégradations de la notation en perspective, puis une tension aggravée sur les taux d’intérêt des obligations d’État, donc plus de déficits…
C’est alors que les difficultés sociales portugaises prendront toute leur importance. Car si déjà en Irlande et en Grèce, en dépit d’une croissance forte pendant vingt ans, les dérapages sociaux sont difficiles à maîtriser, la situation risque d’être encore bien plus délicate au Portugal. Dès lors, ce pays pourrait être tenté de claquer la porte de la zone euro, devenant le maillon faible qui fera exploser cette dernière.
Nous sommes donc désolés de rappeler la simple réalité : non la crise de la zone euro n’est pas terminée. Elle pourrait même atteindre un nouveau paroxysme destructeur au cours des prochains mois.
Marc Touati