L’euro à la croisée des chemins

 

Lorsque l’euro fut officiellement lancé, le 1er janvier 1999, les pères fondateurs savaient  que l’édifice qu’ils créaient était fragile. En effet, constituer une zone monétaire dotée d’un étalon unique sans avoir une gouvernance politique solide (à savoir, un Etat fédéral) n’avait jamais réussi historiquement (cf. l’échec de l’Union Latine).

Par ailleurs, la zone euro ne pouvait être considérée, du point de vue économique, comme une « zone monétaire optimale », compte-tenu des importantes divergences structurelles des 12 pays qui la composaient au début. Le double pari sous-entendu dans cette construction consistait, d’une part, à espérer que la gouvernance économique et politique progresserait et, d’autre part, à favoriser la convergence structurelle des pays membres de la zone euro.

Sur le premier point, on est obligé de constater que peu d’avancées ont été réalisées. Que ce soit au niveau politique (difficultés dans la signature des traités) ou au niveau économique (dissensions manifestes entre l’Eurogroupe et la BCE, rôle « flou » de la Commission de Bruxelles, en cas de crise financière, etc.), la gouvernance européenne » patine » ; ce sont les Etats (Allemagne, France) qui prennent des initiatives pour résoudre les difficultés de la zone euro, à la place des instances européennes et les marchés le savent.

En ce qui concerne la convergence économique, elle a semblé dans un premier temps, se mettre en place : les pays dits « périphériques » ont progressivement rattrapé les « grands » Etats. Ainsi l’Irlande a désormais un PIB par habitant supérieur à la France.

Du coup les marchés financiers se sont alignés, en éliminant les « primes de risque » sur la Grèce, le Portugal, l’Irlande, etc. Jusqu’à la crise mondiale de 2008 où les failles se sont brusquement révélées : des divergences structurelles fortes sont soudainement apparues, qui avaient été « cachées » pendant l’euphorie des années fastes (2005-2008). Ainsi on s’est aperçu que la prospérité de l’Irlande reposait essentiellement sur un dumping fiscal et un endettement excessif du système bancaire domestique. Le « come-back » de l’Espagne était dû essentiellement  à l’immobilier à caractère spéculatif et l’aisance de la Grèce à de nombreuses subventions européennes, plus la manne du tourisme. En fait, pendant ces dernières années, les écarts de compétitivité entre l’Allemagne et les « PIGS » se sont renforcés : la crise a fait voler la façade artificielle de la convergence et les marchés n’ont pas apprécié : aujourd’hui les taux d’intérêt appliqués aux PIGS s’étagent entre 5%  et 10% ;  les primes de risque se tendent de jour en jour.

Comment sortir de cette impasse? Certains observateurs (les « souverainistes », de nombreux économistes anglo-saxons) pensent qu’il faut abandonner l’euro et revenir aux monnaies nationales, ce qui permettrait à chaque pays de s’adapter au contexte international, sans avoir à subir des récessions suicidaires (cas de la Grèce aujourd’hui) et en utilisant l’arme monétaire (dévaluation). Je conteste cette solution, car elle est à courte vue : d’une part, elle est techniquement compliquée (comment dénouer toutes les transactions, flux et stocks, actuellement libellées en euro?) et précipiterait les Etats de l’Union Européenne dans des guerres monétaires sans fin, à travers une surenchère de dévaluations compétitives. On retrouverait le chaos qui a présidé à la fin du SME (Système monétaire Européen), alimenté par les mouvements spéculatifs sur les devises  (sortie de la livre du SME, en 1992).

D’ailleurs, les pays qui ont gardé leur monnaie nationale (Grande-Bretagne, Danemark, Suède) n’ont pas mieux résisté à la crise que les pays de la zone euro.

Une autre alternative consisterait à exclure les pays « périphériques », entrés dans la zone euro, d’une façon trop hâtive et avec des monnaies surévaluées (les PIGS), pour ne garder que l’Allemagne, la France, les  « pays du Nord », réputés plus orthodoxes en matière budgétaire et peut être l’Italie. C’est également reconnaître indirectement l’échec de l’euro, à l’instar de la première solution évoquée. En plus, on imagine les difficultés politiques qu’elle peut impliquer, si on suppose que les Etats évincés se sentiront exclus et donc « maltraités ». En outre, le coût de leur endettement (en euros) sera mécaniquement augmenté.

Reste donc une dernière solution : renforcer la gouvernance économique et politique, ainsi que la solidarité entre Etats. Dans l’urgence, les membres de la zone ont mis en place des « mécanismes permanents de règlement des crises » en vigueur jusqu’en 2013. Le dispositif devrait être complété par des mécanismes de soutien préventif aux pays « fragiles », pour prévenir des crises potentielles. Cela va, bien sûr, dans le bon sens. Certes les Allemands rechignent, car une partie importante de l’aide fournie aux Etats défaillants repose sur eux. Mais l’euro leur a été très bénéfique (cf. leur excédent commercial croissant) et ils finiront par accepter, en contrepartie de règles de supervision plus sévères (révision du Traité de Maastricht et/ou du Pacte de Stabilité, avec la mise en place de sanctions financières et même politiques pour les pays  laxistes). Encore faut-il accepter unanimement que les Etats en difficulté disposent de plus de temps pour rétablir leur situation financière, si l’on veut éviter les explosions sociales (cf. la Grèce) et les risques de dérapage qui les accompagnent. Autrement dit, la zone euro ne pourra subsister que si tous les pays membres acceptent un double principe de solidarité/responsabilité, où ceux qui soutiennent les fondements du système ont aussi un droit de regard et d’intervention vis-à-vis des Etats défaillants.

 

Bernard MAROIS

Professeur Emérite HEC PARIS

Président du Club Finance HEC