Alors que l’opinion publique européenne s’est focalisée pendant une semaine sur le volcan islandais et sur son nuage de cendres qui a bloqué le ciel d’Europe au nom du sacro-saint principe de précaution, un autre volcan, peut-être encore beaucoup plus dangereux, a continué de monter en puissance. Il s’agit bien entendu du volcan grec qui, en dépit de l’aide annoncée des pays de la zone euro, semble avoir désormais atteint un point de non retour.
En effet, en ayant accepté de consentir à la Grèce, en cas de besoin, un prêt exceptionnel de 30 milliards d’euros à un taux d’au moins 5 %, les dirigeants de la zone euro ont implicitement indiqué aux marchés que leurs craintes étaient justifiées. Et pour cause : prêter à la Grèce à un taux de 5 %, alors que les taux dix ans de nombreux pays eurolandais oscillent entre 3 et 3,5 % revient à avouer que le risque de défaillance sur les obligations de l’Etat grec n’est pas une simple spéculation mais une réalité. Et ce, d’autant que de 2001 à 2008, c’est-à-dire depuis l’entrée de la Grèce dans la zone euro jusqu’à la crise de 2008 et le début des suspicions sur les comptes publics grecs, le différentiel de taux dix ans entre la Grèce et l’Allemagne évoluait entre 0,1 et 0,4 point.
La faiblesse de ce spread de taux était d’ailleurs logique, puisqu’elle correspondait à l’espoir que la zone euro deviendrait une entité unifiée au sein de laquelle la solidarité entre les pays serait inébranlable. La situation actuelle est évidemment bien différente puisqu’elle montre que, bien loin du principe de solidarité, les pays de la zone euro acceptent de prêter à la Grèce si et seulement si cette dernière leur reverse une prime de risque conséquente. Autrement dit, au-delà de valider les craintes des marchés sur la dette grecque, la décision des dirigeants eurolandais sur le prêt potentiel de 30 milliards confirme aux yeux du monde que la zone euro n’est plus cet havre de stabilité et de solidarité prévu initialement. Pis, les déclarations acerbes de certains pays et notamment des autorités allemandes montrent qu’un jeu non-coopératif est en train de s’installer, remplaçant les soutiens par les sanctions.
La réaction des marchés ne s’est évidemment pas faite attendre, puisque le taux dix ans des obligations de l’Etat grec a continué de flamber, jusqu’à dépasser les 8,8 % le 22 avril. Un niveau qui devient à la fois surréaliste et extrêmement dangereux. A titre de comparaison, le taux des obligations à dix ans de la Thaïlande, qui affiche certes une dette publique de « seulement » 50 % du PIB, mais qui est aussi dans une situation politique extrêmement délicate, n’est que de 3,6 %. Au Pérou, ce taux est de 5,9 %. Plus proche de nous géographiquement, le taux d’intérêt des obligations à dix ans de la Hongrie est de 6,4 %. Quant au Portugal, prochain pays de la zone euro sur la liste rouge du dérapage de la dette publique, le taux dix ans de ses obligations d’Etat est de « seulement » 4,7 %.
Autrement dit, il y a bien un acharnement des marchés, mais aussi des dirigeants eurolandais, sans oublier le FMI et la BCE sur cette pauvre Grèce. Et plus le temps passe, plus les taux d’intérêt augmentent, plus la récession s’aggrave et plus les déficits deviennent explosifs. Si bien que la situation grecque est devenue inextricable. En effet, si la Grèce obéit aux injonctions de ses partenaires de la zone euro qui veulent lui imposer une hausse des impôts et une baisse des dépenses publiques, la récession va empirer et la crise sociale, débutée il y a un an, va vraiment dégénérer. Il paraît donc peu probable que le gouvernement grec prenne le risque d’engager le pays dans une situation où seule l’armée pourra maintenir le calme. Pour autant, si les mesures exigées ne sont pas appliquées, les taux d’intérêt continueront de flamber et le soutien des pays de la zone euro se fera de plus en plus discret, mettant définitivement la Grèce au pied du mur.
Face à ce dilemme cornélien, de plus en plus d’investisseurs commencent à choisir leur camp. Ainsi, une rumeur s’installe progressivement sur les marchés : la Grèce va utiliser au maximum les « aides » ou plutôt la carte de crédit à taux élevés proposée par la zone euro en laissant croire qu’elle engagera rapidement une politique de rigueur sans précédent. Puis, devant la pression de la rue, elle refusera de mettre en pratique cette politique suicidaire et se mettra sous la protection du FMI. Ce dernier sera alors chargé de négocier un rééchelonnement voire un moratoire de la dette avec les créanciers de la Grèce, en vertu de l’argument déjà maintes fois utilisé pour de nombreux pays émergents : mieux vaut récupérer une partie des créances et que de faire une croix sur leur totalité.
Cette situation n’imposera pas dans un premier temps de sortie de la zone euro mais obligera la Grèce à instaurer un contrôle des changes actif. Lorsque l’on sait que la banque centrale grecque a recensé plus de 10 milliards d’euros d’expatriation de capitaux grecs sur les seuls deux premiers mois de l’année 2010, il y a effectivement de quoi s’inquiéter. D’où une dernière issue possible : le retour de la Drachme, avec forte dévaluation à la clé, augmentation de l’inflation, donc remboursement de la dette publique en monnaie de singe et redémarrage progressif de la croissance.
Si ce cas de figure paraissait inimaginable au plus grand nombre il y a encore quelques mois, voire quelques semaines, sa probabilité va croissante et sa crédibilité se répand encore plus rapidement qu’un nuage de cendres à travers l’Europe. Nous nous retrouvons donc dans une situation analogue à celle du Royaume-Uni en 1992 ou de l’Argentine en 2000. A chaque fois, l’impensable est devenu réalité. En effet, la sortie de la livre sterling du SME et la fin du peg 1 peso = 1 dollar paraissaient inimaginables. Pourtant, devant la réalité économique et sociale d’une récession dramatique, la nécessité d’un remède de cheval s’est logiquement imposée. La bonne nouvelle est qu’une fois la pilule avalée, la croissance est revenue durablement.
C’est malheureusement ce qu’ont oublié les dirigeants politiques et monétaires de la zone euro depuis plus de dix ans : il ne sert à rien de vouloir imposer un euro fort, un taux refi trop élevé, une inflation inférieure à 2 %, un magma de réglementations inutiles ou encore de refuser une harmonisation des conditions fiscales et réglementaires, ainsi qu’une plus grande efficacité budgétaire. Tôt ou tard, la réalité économique reprend le dessus et la facture des erreurs du passé doit être réglée avec pertes et fracas…
Marc Touati