Depuis neuf mois, on ne parle que de crise, de récession, de relance keynésienne ou encore, depuis quelques semaines, de reprise technique. Toutes ces préoccupations sont évidemment parfaitement justifiées. Néanmoins, en se concentrant sur le présent, c’est-à-dire sur le conjoncturel, elles font l’impasse sur l’essentiel, à savoir l’état structurel de nos économies. En effet, compte tenu du choc négatif d’envergure qu’elle représente, la crise de ces derniers trimestres aura forcément des conséquences concrètes et très souvent négatives sur la croissance structurelle des différents pays et zones de la planète. Même si la crise n’est pas encore complètement terminée, il paraît donc opportun de faire le point sur ce thème et d’établir une estimation des nouvelles croissances structurelles.
Pour commencer, il nous faut rappeler ce que signifie ce concept. Pour faire simple, la croissance structurelle correspond à la croissance du PIB réel (i.e. hors inflation) obtenue lors d’un fonctionnement normal de l’économie, c’est-à-dire sans catastrophe particulière, sans soutien des politiques conjoncturelles et sans excès inflationnistes durables. Autrement dit, il s’agit du rythme de croisière de la croissance d’une économie. Celle-ci dépend en fait de trois éléments structurels et structurants, en l’occurrence le facteur « travail », c’est-à-dire le volume d’heures travaillées, le facteur « capital » également appelé « investissement » et enfin le facteur « progrès technique ». C’est donc en agissant sur ou en subissant l’évolution de ces trois éléments que la croissance structurelle va varier.
En 1990, ce niveau d’équilibre de la croissance était identique des deux côtés de l’Atlantique et atteignait 2,5 % par an. A l’époque, de nombreux économistes faisaient remarquer que la croissance américaine était beaucoup plus heurtée que celle de l’Europe, la première connaissant une grande amplitude entre les phases de surchauffe et de récession, la seconde étant beaucoup plus lissée, notamment grâce au rôle de stabilisateurs économiques que jouait à l’époque la dépense publique. Néanmoins, à moyen terme, les Etats-Unis et l’Europe se retrouvaient sur un pied d’égalité.
La décennie 1990 va fortement changer la donne. En effet, après avoir été revigorés grâce aux Reaganomics, c’est-à-dire grâce au mélange keynésiano-libéral de la politique économique de l’ère Reagan, les Etats-Unis vont se lancer corps et âme dans la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Si, comme lors de chaque révolution technologique, une bulle financière puis son dégonflement vont évidemment tempérer l’euphorie des années 90, cette révolution va considérablement augmenter la croissance structurelle de l’Oncle Sam, qui va alors atteindre 3 % en 2000. Bien loin de cette appréciation, la croissance structurelle de la zone euro va pâtir du manque d’engouement pour la révolution des NTIC, mais aussi des difficultés allemandes nées de la réunification, sans oublier des politiques monétaires et budgétaires structurellement défavorables au dynamisme de l’activité. Dans ce cadre, la croissance structurelle de la zone euro va s’affaisser à 1,8 %. Seul réconfort, celle du Japon va passer de 6 % dans les années 80 à environ 1 % quinze ans plus tard…
Cet écart entre les deux côtés de l’Atlantique s’observe également sur les trois facteurs de la croissance structurelle. Ainsi, de 1985 à 2002, le volume d’heures travaillées a progressé de 42 % aux Etats-Unis, alors qu’il n’a augmenté que de 5 % dans la zone euro et même reculé de 6 % en France. Sur le front de l’investissement, même punition : + 120 % aux Etats-Unis, contre + 40 % dans la zone euro. Et enfin, les différences sur le front du progrès technique ne sont pas en reste, puisque que les dépenses en Recherche&Développement outre-Atlantique vont se stabiliser à 2,8 % du PIB, contre 2 % dans la zone euro. Si cette différence est minime sur une année, elle prend évidemment une proportion bien plus inquiétante sur quinze ans. Et ce d’autant qu’en la matière la quantité n’est pas forcément un critère de réussite. Comme le disait déjà le Général De Gaulle en son temps « des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent on en cherche… ». Autrement dit, les Etats-Unis ont aussi creusé l’écart technologique avec la zone euro grâce à une meilleure intégration entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée et entre les Universités et les entreprises.
Mais l’histoire ne s’arrête malheureusement pas là. Car la crise actuelle a de nouveau amputé les niveaux de croissance structurelle de la totalité des pays développés. En effet, compte tenu des dérapages du passé, il est désormais clair que les différents effets de levier (sur les marchés, mais aussi au niveau de l’endettement bancaire des ménages et des entreprises) vont être réduits considérablement. Autrement dit, les dépenses d’investissement et de consommation s’en trouveront réduites. Le monde qui nous attend désormais est donc basé sur deux piliers : moins de risque mais aussi moins de croissance.
Selon nos estimations, l’impact négatif de cette crise sur la croissance structurelle sera de l’ordre de 0,5 point. Cela signifie donc que celle des Etats-Unis a retrouvé son niveau des années 90, à 2,5 %, mais aussi que celle de la zone euro n’est plus que de 1,3 %. En d’autres termes, notre base de départ est bien plus basse qu’aux Etats-Unis et qu’il y a quinze ans. Le plus problématique réside dans le fait que pour engager un cercle vertueux de fortes créations d’emplois, une croissance d’au moins 2 % est nécessaire et que cette dernière doit atteindre 3 % pour éviter l’explosion de la bulle de la dette publique à partir de 2012-2015 (liée notamment au non financement de la retraite par répartition dans la plupart des pays de la zone euro).
Au-delà de la sortie de l’actuelle crise, le vrai enjeu qui attend les dirigeants européens se situe donc dans la gestion de l’après-crise, car si ces derniers ne trouvent pas les ressorts et le courage pour relancer la croissance structurelle, l’avenir de l’économie eurolandaise ne sera pas un W, ni en U, ni même un L, mais un J inversé.
Marc Touati