Turquie : l’ombre du FMI.

La Turquie et le FMI, c’est une histoire de fond et de fonds. Le Fonds Monétaire International vient de débloquer une enveloppe de 3,65 milliards de dollars, la dernière tranche d’une ligne de crédit d’un total de près de 10 milliards de dollars, accordée pour trois ans en 2005.

Au tournant des années 2000, Ankara a eu grand besoin du FMI. La crise turque peut en effet être vue comme une illustration des déséquilibres de l’architecture financière globalisée moderne. Durant la décennie 1990, le pays a connu une phase de croissance certes soutenue mais initiatrice de déséquilibres structurels profonds – explosion de l’inflation, creusement du déficit budgétaire, échec des plans de stabilisation engagés dans le cadre de la candidature turque à l’UE, augmentation de la dette extérieure… En décembre 2000, les taux flambent, la situation dérape. Afin d’éviter un effondrement financier, le Fonds accorde immédiatement un prêt de 10 milliards de dollars pour faire face aux engagements à court terme – de l’ordre de 46 milliards.

Les difficultés de la devises conduisent en juillet 2002 le FMI à concéder un prêt de 16 milliards de dollars sur trois ans. Une enveloppe qui s’ajoute aux 20 milliards déjà prêtés en 1999.

La Turquie a toujours vécu ou presque – sauf entre 1986 et 1993 – sous des plans ou des programmes de stabilisation mis en place par le FMI. Une fois de plus, fin 2001 – début 2002, le pays a besoin du « pompier international » pour étouffer l’incendie.

En contrepartie, le Fonds attend une accélération des réformes structurelles. La plupart d’entre elles sont menées ; l’excédent primaire est réduit ; l’inflation contenue – dans une cible de 35 % en 2002 tout de même – ; le système bancaire assaini…

A l’époque, l’action du FMI en Turquie justifiait pleinement le rôle de l’institution internationale : gérer les crises monétaire et financière en fournissant des crédits aux pays qui connaissent des difficultés telles qu’elles mettent en péril leur organisation, la stabilité de leur système financier ou leurs flux d’échanges de commerce international. Dans le texte, le rôle du Fonds est de « garantir la stabilité financière » mais aussi de « promouvoir la coopération monétaire internationale, (..) de faciliter les échanges internationaux, de contribuer à un niveau élevé d’emploi et à la stabilité économique et de faire reculer la pauvreté ».

A la fin des années 1990, le FMI n’a d’ailleurs pas chômé : crise asiatique, russe, brésilienne, argentine. Il a pu utiliser toute la palette de ses compétences pour éteindre les coups de chaleur d’une économie globalisée où la financiarisation commence à faire ses premières étincelles.

La Turquie est donc sous perfusion depuis 2002, via deux programmes triennaux. Et les résultats sont là. Le FMI s’est même dit « impressionné » par les « performances macro-économiques de la Turquie (…) ces dernières années, associant une forte croissance à une réduction soutenue de l’inflation ». Des réformes « disciplinées » ont été menées, note le Fonds, citant par exemple celle du système de sécurité sociale et des impôts.

Malgré le contexte économique mondial plus que morose depuis l’été dernier, « l’économie turque a maintenu des performances raisonnablement bonnes » « faisant preuve de résistance et les flux d’investissements directs restant dynamiques », estime le directeur général du FMI, Dominique Strauss Kahn.

La Turquie affiche aujourd’hui une croissance tendancielle de 5 %, avec une inflation contenue sous la barre des 10 % – certes bien au-dessus des 4 % préconisés par le Fonds. Ce carrefour entre l’Est et l’Ouest attire de plus en plus les investisseurs étrangers, notamment européens. D’ailleurs, sur 30 milliards de dollars d’investissements directs étrangers en Turquie ces cinq dernières années, 26 milliards sont issus de l’UE, à la porte de laquelle Ankara frappe depuis longtemps.

Convalescente, la Turquie n’a presque plus besoin de médecin. Dans le cadre du dernier plan, triennal qui l’unit au FMI, elle va encore recevoir près de 3 milliards et demi de dollars. Mais ce pourrait être la dernière injection.

Que va désormais faire le FMI, lui qui voit ses malades soit se rétablir soit signer leurs bons de sortie prématurément – début 2007, plusieurs pays d’Amérique Latine ont remboursé par anticipation leurs dettes, se délestant par là même de la tutelle, parfois jugée étouffante, du Fonds ? L’institution manque de plus en plus de « clients ». Depuis sa création en 1944, le FMI tirait l’essentiel de ses ressources et une grande part de sa légitimité des prêts qu’il consentait aux Etats en difficulté. Mais la sévérité des conditions dont il assortissait ses crédits, l’accès plus facile des pays émergents au marché de la dette, l’amélioration de la situation économique de certains de ses « élèves » ont rendu ses remèdes peu attractifs.

Le Fonds traverse une crise de gouvernance à la fois politique et budgétaire. L’institution a perdu en légitimité et en crédibilité. Son coffre-fort se vide peu à peu car les remboursements anticipés de la dette de pays qui étaient traditionnellement des gros emprunteurs diminuent d’autant ses recettes. De fait, les baisses de crédits distribués depuis près d’une décennie et les remboursements anticipés signifient une décrue des intérêts versés par les débiteurs, donc une baisse des ressources. C’est un cercle vicieux. En outre, les pays émergents ont accumulé des réserves de change suffisantes pour supporter toute éventuelle crise monétaire. Faute d’incendies, les affaires ne marchent pas fort pour le pompier.

Ces constats interrogent quant l’avenir du FMI mais aussi de la Turquie. Car, sur place, tout n’est pas réglé. Des incertitudes sur la pérennité de la croissance, pour le moment tirée par la demande intérieure privée, demeurent. Il se pourrait que la Turquie ait épuisé l’effet mécanique de rattrapage post-crise.

Le commerce extérieur du pays pourrait pâtir de la mauvaise conjoncture économique mondiale – sa forte dépendance aux flux de capitaux étrangers l’expose aux sautes humeur des investisseurs – et devrait souffrir d’une concurrence accrue des pays émergents, comme la Chine ou l’Inde. La question du financement de la balance des paiements se pose.

Si la restructuration du système bancaire a assaini le secteur, tous les risque systémiques n’ont pas été éliminés et le transfert des vulnérabilités bancaires vers les finances publiques pourrait les faire ressurgir en cas de choc macro-économique. En outre, les besoins en financement sont élevés et la dette publique est sous pression.

Enfin, malgré un certaine stabilité politique, des progrès politiques et sociaux sont encore à faire au sein de cette mosaïque culturelle et cultuelle héritée de l’Empire ottoman.

Du côté du FMI, cette situation repose la question de ses missions alors que Dominique Strauss-Khan a entrepris un lifting complet – mais douloureux – de l’organisation de Bretton Woods.

En Turquie, va désormais s’ouvrir une  « une période de surveillance renforcée » des perspectives et politiques économiques nationales par le Fonds, sans nouvelle perfusion financière donc. Attention à toute rémission.

 

Alexandra Voinchet