Obligations d’Etat : après la bulle, la « rebulle »…

Certains appellent cela un « flight to quality ». En fait, il s’agit plutôt d’un « flight to irrationality ». En effet, après avoir touché des plus bas historiques à l’automne 2016, puis être remonté significativement en 2017-2018, les taux d’intérêt à dix ans des obligations des principaux Etats occidentaux ont fortement baissé depuis novembre dernier (à l’exception notable de ceux de l’Etat italien). Depuis quelques semaines, ce repli s’est transformé en effondrement, avec souvent le retour de taux d’intérêt négatifs sur des échéances plus ou moins courtes.

Les taux d’intérêt des obligations de l’Etat allemand sont ainsi négatifs jusqu’aux échéances de 9 ans. Quant au taux à dix ans, il est désormais de 0,1 %. Même s’il n’en est pas encore là, le taux d’intérêt des bons du Trésor français à dix ans est tombé à 0,5 %, contre plus de 1 % il y a un an et encore 0,9 % en septembre dernier. Pour les échéances de quelques mois à cinq ans, les « bonds » de l’Etat français offrent même des rendements négatifs. En d’autres termes, il faut payer pour avoir le privilège de prêter à l’Etat français. Et ce, en dépit d’une dette publique de près de 100 % du PIB, de l’incapacité de réduire durablement le déficit public sous les 3 % du PIB et des nombreux risques qui pèsent sur l’avenir économique et politique de la France.

Le pire est que cette baisse des taux, qui s’apparente plus à une « descente aux enfers » qu’à un mouvement salutaire, apparaît « normale » pour certains. Selon eux, elle serait liée à un mouvement d’afflux des investisseurs vers la qualité, c’est-à-dire vers les marchés des obligations d’Etat a priori « plus sûrs ». Et c’est bien là que le bât blesse, car si la probabilité de défaut d’un Etat occidental dans les dix prochaines années est relativement faible (excepté peut-être pour l’Italie), celle de la remontée des taux longs à ce même horizon est beaucoup plus élevée, rendant donc inévitables des moins-values conséquentes sur les placements obligataires.

Autrement dit, en dépit de l’aveuglement collectif, depuis les investisseurs chevronnés jusqu’aux petits épargnants en passant par la BCE, nous continuons de défendre que des taux d’intérêt des obligations de l’Etat français, mais aussi de l’ensemble des pays de la zone euro, aussi bas ne sont pas normaux.

Pour le comprendre, il suffit simplement de se rappeler le principe de la formation des taux d’intérêt à long terme. Théoriquement, ces derniers correspondent effectivement aux taux d’intérêt à court terme auxquels on ajoute deux types de composants. Primo, le coût d’opportunité du prêt (c’est-à-dire du renoncement de ses liquidités à court terme, ce coût étant positivement corrélé à l’échéance du prêt : plus on prête longtemps, plus ce coût augmente).

Secundo, des primes de risque. Ces dernières sont notamment relatives aux perspectives d’inflation, de croissance, de déficit public et à la crédibilité des Etats. Aujourd’hui, si les primes de risque liées à l’inflation et à l’activité économique sont faibles, celles des déficits publics et de la crédibilité des Etats sont nettement positives. De plus, si le risque d’hyperinflation est proche de zéro, le retour d’une inflation autour des 2 % paraît inévitable à moyen terme. Dans ce cadre, le niveau théorique du taux d’intérêt à dix ans des obligations de l’Etat français se situe autour des 2 %. C’est dire l’ampleur de la bulle, ou plutôt de la « rebulle »…

Certes, la faiblesse actuelle des taux longs peut en partie se justifier par les liquidités abondantes et gratuites fournies par la BCE. Mais là aussi, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? En effet, en achetant des obligations d’Etat, les investisseurs prennent des risques élevés mais ne reçoivent que des rendements faibles. Cela affecte d’ailleurs négativement le compte d’exploitation de beaucoup d’institutions financières, et notamment des banques, dont les cours boursiers risquent de connaître des convenues assez rapidement. Nous assistons là à la réciproque de la crise des « subprimes ». Mais, en pire ! Car à l’époque les risques étaient élevés mais les rendements aussi. Aujourd’hui, les risques sont forts, mais les rendements faibles. Autrement dit, nous n’avons ni le beurre, ni l’argent du beurre et en plus il faut payer. Encore plus grave, lorsque les taux longs remonteront, les moins-values obligataires grèveront les résultats des banques, compagnies d’assurance et autres caisses de retraite, qui auront alors bien du mal à assainir leurs comptes.

« Qu’à cela ne tienne ! » diront les partisans de la bulle obligataire, rappelant le fameux adage « les marchés ont toujours raison ». Seulement voilà, ils ont toujours raison à l’instant t, mais ratent souvent le virage du retournement. Cela s’observe malheureusement dans toutes les phases de bulle, expliquant par là même que la majorité des prévisionnistes et des investisseurs ne parvient pas à anticiper l’avènement des crises. Cela s’est observé en 2000-2001, en 2007-2008, en 2015, en 2018 et s’observe de nouveau aujourd’hui.

A ce sujet, rappelons d’ailleurs que lorsqu’en 2017, nous annoncions la formation d’une bulle boursière qui devait éclater d’ici la fin 2018, on nous riait souvent au nez. Et pourtant ! Aujourd’hui, les mêmes qui défendaient que l’augmentation des cours boursiers en 2017-2018 était normale annoncent une inévitable rechute et justifient par là même l’achat d’obligations d’Etat. C’est surtout ce qu’il ne faut pas faire. Certes, la tendance redeviendra baissière sur les marchés boursiers au moins jusqu’à l’été prochain. Néanmoins, ces derniers connaîtront également des phases de rebond. Par ailleurs, en plus de permettre de bénéficier de plus-values sur les cours, les actions servent également des dividendes appréciables, consacrant des rendements bien supérieurs au 0,5 % par an offert par les OAT à dix ans.

En conclusion, entre des obligations d’Etat à rendements extrêmement faibles, voire négatifs, présentant, qui plus est, un fort risque de moins-values et des actions, certes très volatiles, mais qui, si elles sont bien choisies, devraient offrir à moyen terme des plus-values et des rendements appréciables, il n’y a normalement pas photo. Dès lors, si, malgré les évidences, certains préfèrent encore acheter les premières, il ne faudra pas venir se plaindre lorsque le krach obligataire s’installera…

Marc Touati