Marchés obligataires : déprime passagère ou nouveau krach ?

Même si de (trop) nombreux investisseurs feignent de l’ignorer, la réalité est sans appel : la remontée des taux d’intérêt des obligations d’Etat, qui avait commencé fin 2016 et début 2017, puis s’était apaisée à partir de l’été dernier, notamment dans la zone euro, est désormais repartie de plus belle, laissant imaginer l’arrivée imminente d’un krach obligataire mondial.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : d’un plancher de 0,097 % atteint le 27 septembre 2016, le taux d’intérêt de l’OAT 10 ans a atteint 1,1 % en février 2017, avant de retomber à 0,6 % à l’été 2017, pour finalement remonter à 0,8 % depuis la mi-avril 2018. Parallèlement, alors qu’en septembre 2016, des taux d’intérêt négatifs prévalaient sur la dette publique française jusqu’aux échéances de 9 ans, ils s’arrêtent désormais à 4 ans. Ce qui reste néanmoins toujours complètement anormal. En effet, comment peut-on accepter de payer pour avoir le droit de prêter à un pays dont l’Etat est en faillite, dont la dette publique va bientôt atteindre 100 % du PIB ?!

Certes, il y a pire. Ainsi, l’augmentation des taux d’intérêt des obligations d’Etat est encore plus flagrante dans les pays du Sud de l’Europe, et notamment en Italie, où le taux des obligations du Trésor à dix ans oscille autour de 1,8 % depuis les dernières législatives. A l’inverse, l’Allemagne continue de bénéficier d’un « flight to quality » et reste, pour le moment, protégée contre une forte tension des taux longs. Pour autant, nos voisins d’outre-Rhin n’ont pas de quoi pavoiser excessivement, puisque le taux à dix ans du Bund avoisine actuellement 0,6 %, contre un plancher de – 0,18 % le 8 juillet 2016 et un taux qui était encore négatif le 6 octobre 2016.

Bien entendu, grâce à la « morphine » déversée par la BCE (c’est-à-dire à sa « planche à billets » de 30 milliards d’euros par mois), ces augmentations restent relativement modérées. Les taux obligataires à 10 ans des pays de la zone euro sont d’ailleurs encore très loin de leur homologue américain, à savoir 3 % pour le Bond dix ans, consacrant un spread historique avec le taux dix ans allemand.

Cet écart s’explique principalement par le différentiel de politique monétaire entre les deux côtés de l’Atlantique. Et pour cause : alors que la BCE n’a d’autre choix que de maintenir une politique ultra-accommodante, la Fed doit réagir face à la bonne tenue de l’économie américaine : taux de chômage de plein-emploi, forte remontée des indicateurs de confiance des entreprises et des ménages, sans oublier une vague progressive de reflation. C’est pour toutes ces raisons que la Fed a augmenté son taux objectif des federal funds à 1,75 % lors du FOMC du 21 mars dernier.

A ce sujet, il faut d’ailleurs souligner que le taux optimal de la politique monétaire américaine (dit « taux Taylor », c’est-à-dire en fonction de la croissance économique et de l’inflation) est actuellement de 2,75 %. Cependant, compte tenu des incertitudes qui pèsent encore sur la politique de Donald Trump, mais aussi de la fragilité de la croissance américaine, la Fed ne pourra pas aller trop loin dans son processus de resserrement monétaire. Selon nous, le taux objectif des federal funds sera porté à 2 % d’ici trois mois, puis au maximum 2,50 % d’ici l’automne. Cela sera néanmoins suffisant pour maintenir le taux dix ans américain au-delà des 3 %.

Dans ce cadre, si les taux obligataires des Etats de la zone euro sont encore loin de ce niveau, cet écart montre combien le potentiel de remontée des taux eurolandais reste élevé. C’est en cela qu’il est possible de dire que le krach obligataire ne fait que commencer…

Ce qui était anormal était justement la situation précédente dans laquelle les taux d’intérêt des obligations d’Etat étaient proches de zéro, voire négatifs. Ne l’oublions pas : les taux d’intérêt à long terme correspondent théoriquement aux taux d’intérêt à court terme auxquels on ajoute deux types de composants. Primo, le coût d’opportunité du prêt, c’est-à-dire du renoncement de ses liquidités à court terme, ce coût étant positivement corrélé à l’échéance du prêt : plus on prête longtemps, plus ce coût augmente.

Secundo, des primes de risque. Ces dernières sont notamment relatives aux perspectives d’inflation, de croissance, de déficit public et à la crédibilité des Etats. Aujourd’hui, grâce à la sortie de la déflation et à l’augmentation des cours des matières premières et notamment du pétrole, la prime de risque liée à l’inflation continue d’augmenter et justifie donc en partie la remontée des taux longs. Celle de l’activité économique est neutre, voire légèrement positive. Mais surtout, celle des déficits publics et de la piètre crédibilité à réduire la dette est nettement haussière. Dans ce cadre, le niveau théorique du taux d’intérêt à dix ans des obligations de l’Etat français par exemple se situe autour des 2,5 %. De quoi confirmer que la récente remontée des taux longs est loin d’être terminée.

Parallèlement, cette remontée des taux obligataires va mécaniquement accroître les déficits publics et grever le peu de croissance économique qui est dernièrement apparue dans la zone euro. L’augmentation des déficits et de la dette va donc alimenter la hausse des taux longs, engendrant un cercle vicieux particulièrement dommageable pour l’activité économique. Dès lors, ce ralentissement économique jouera également sur les marchés boursiers, qui ont déjà connu une première tempête en février 2018, confirmant que ces derniers demeurent surévalués. Et ce notamment au regard d’une croissance mondiale certes améliorée mais que sera d’environ 3,2 % en 2018, soit encore 0,3 point en-deçà de sa moyenne de long terme.

Il faut donc se préparer à des mouvements de fortes corrections baissières et de volatilité élevée des marchés obligataires et boursiers. Rien d’insurmontable, mais mieux prévenir que guérir….

Marc Touati