Une bulle ça va, quatre bulles, bonjour les dégâts !

A la suite de notre « humeur » de la semaine dernière intitulée « En 2018, les bulles vont-elles enfin se dégonfler ? », nous avons reçu de nombreux messages, avec une question principale qui revient sans cesse : « est-il possible d’éviter la formation de bulles financières ? » La réponse est malheureusement négative.

En effet, à l’instar de la spéculation qui fait partie intégrante de la vie des marchés financiers (notamment parce qu’elle assure la liquidité de ces derniers mais aussi parce qu’elle permet de couvrir les positions des investisseurs averses au risque et de financer les investissements innovants), les phénomènes de bulles et réciproquement de krach sont inévitables. Ils correspondent simplement au fait que la vie économique et financière est incertaine et que les investisseurs sont mus par ce que Keynes appelait les « animal spirits », c’est-à-dire les instincts animaux qui font que, dans le doute, le mimétisme est (trop) souvent préféré à la rationalité économique.

Vouloir lutter contre les bulles serait donc par définition voué à l’échec, à moins de vouloir fermer les marchés financiers. Dans la mesure où ce dernier cas de figure paraît peu probable et surtout peu souhaitable, le travail des économistes et analystes consiste alors à identifier ces bulles et, autant que faire se peut, à essayer de prévoir leur dégonflement et le cas échéant l’ampleur et la brutalité de ce dernier. Par contre, refuser d’alerter sur la formation des bulles, en se réfugiant dans l’aveuglement collectif est une grave erreur. D’autant que l’Histoire nous a appris à les déceler.

La première bulle identifiée comme telle fut celle de la tulipe hollandaise du 17ème siècle. A l’époque, précisément de 1634 à 1637, c’est-à-dire en trente-six mois, le prix des bulbes de tulipe avait augmenté de 5 900 %. Un bulbe de « Semper Augustus », la tulipe la plus recherchée, valait 10 000 florins, soit, à l’époque, l’équivalent de 5 hectares de terres ou le prix d’un beau palais sur un canal prisé d’Amsterdam. Puis, en février 1637, la raison reprend ses droits et les prix sont divisés par 100 en quelques jours. S’il s’agit de la bulle la plus connue, on sait moins que, seulement un siècle plus tard, en fait de 1734 à 1739, une autre vague spéculative a fait rage aux Pays-Bas, cette fois-ci sur la hyacinthe. A croire que les mauvaises habitudes sont inusables.

A priori beaucoup moins extravagante, la bulle américaine des années 1920 a cependant été beaucoup plus dévastatrice. De janvier 1921 à septembre 1929, les cours des actions cotées à Wall Street flambent de 300 %, alors que, dans le même temps, la production industrielle de l’Oncle Sam n’augmente que de 50 %. La suite est tristement connue : le jeudi 24 octobre (Black Thursday), l’indice Dow Jones perd 22,6 %. Le 8 juillet 1932, il tombe à son plus bas niveau historique, soit une baisse de 88 % depuis le début de la crise. Une dépression planétaire s’en est suivie avec, au bout du chemin, la seconde guerre mondiale.

Plus récemment, avec le développement des technologies de l’information, non seulement les bulles n’ont pas disparu, mais elles se sont multipliées. Pire, elles n’ont cessé de s’enchaîner les unes aux autres. Ainsi, à la bulle immobilière américaine de la fin des années 1980 et du début des années 1990 a succédé la bulle des pays émergents qui a très vite éclaté pour donner ensuite naissance à la bulle internet, qui a, elle-même, été suivie par une nouvelle bulle immobilière qui s’est dégonflée en 2006-2007, ce qui a immédiatement donné naissance à une autre bulle sur les matières premières, avec notamment un cours du baril qui est monté à 150 dollars en juillet 2008.

« L’apothéose » de cette succession de bulles a évidemment été la faillite de Lehman Brothers, qui a débouché sur la crise économico-financière la plus grave depuis 1929. Fort heureusement, la réactivité des institutions internationales, des autorités budgétaires nationales et des banques centrales a permis de sortir de l’ornière.

Mais, chassez le naturel, il revient au galop. Ainsi, les remèdes à la dernière crise ont engendré la formation de nouvelles bulles : actions, obligations, immobilier, bitcoin et cryptomonnaies en tous genres : nous ne devons plus faire face à une seule bulle à la fois comme en 1637 avec la tulipe, en 1929 avec les marchés boursiers, en 2000 avec les « .com », en 2007 avec les « subprimes » ou en 2008 avec les matières premières, mais nous sommes confrontés à plusieurs bulles en même temps. Il s’agit là d’une première historique.

Dans ce cadre, il faut être honnête et réaliste, face à un tel déchainement d’irrationalités : nous ne savons absolument pas comment nous allons sortir de ce patchwork de bulles. Et ce, d’autant que les autorités monétaires et budgétaires nationales et internationales ont déjà utilisé toutes leurs cartouches. Autrement dit, en cas de krach, elles ne pourront pas relancer la machine.

Le pire serait que toutes ces bulles éclatent en même temps. A priori, celle du bitcoin a déjà commencé à exploser. De quasiment 20 000 dollars le 17 décembre 2017, le cours de cette « tulipe des temps modernes » est dernièrement tombé à 9 200 dollars le 17 janvier 2018. C’est encore très cher pour du vent, mais le bon sens semble enfin reprendre le dessus.

Le problème est que la panique pourrait rapidement s’installer. Ce faisant, les investisseurs risquent de « jeter le bébé avec l’eau du bain », en déclenchant quatre krachs à la fois. D’ores et déjà, les taux d’intérêt des obligations d’Etat et de nombreuses entreprises commencent à remonter. Si ce mouvement se poursuit, les cours immobiliers repartiront très vite à la baisse et la croissance économique reculera nettement, suscitant immanquablement une chute des cours boursiers.

Il est donc impératif que toutes ces bulles n’éclatent pas en même temps, mais se dégonflent progressivement les unes après les autres. Malheureusement, rien n’est moins sûr. A force de jouer avec le feu, on se brûle…

Marc Touati