Fed, Marchés, France : changement de cap ? (E&S n°287)

Humeur :

Les marchés ont plus peur de Yellen que de Poutine.

« Acheter au son du canon et vendre au son du clairon ». Les dictons boursiers ont décidément la vie longue. L’évolution des marchés depuis le début de la crise ukrainienne ne cesse de le confirmer. En effet, les menaces militaires récurrentes de Poutine ont, à chaque fois, permis aux bourses mondiales de reculer dans un premier temps pour ensuite mieux rebondir. Encore plus flagrant, le rattachement souhaité de la Crimée à la Russie n’a non seulement pas ému les investisseurs et a, en plus, suscité un mouvement de nette remontée des principaux indices boursiers lundi et mardi derniers : en deux jours + 1,7 % pour le Dow Jones et + 2,3 % pour le Cac 40. Et ce, en dépit des avertissements et des « sanctions » des Occidentaux à l’encontre de certains hauts-dignitaires russes ou encore de la possible non-livraison de deux navires Mistral par la France à la Russie. Sheriff fais-moi peur ! On imagine l’émoi de Vladimir Poutine… Il faut dire qu’avec environ 300 navires de guerre, la flotte russe risque de ne pas s’en remettre…

Au-delà du fait que les investisseurs ne croient absolument pas aux menaces américano-européennes et plus globalement à une escalade militaire durable, il faut savoir que, depuis la fin de la guerre froide et surtout l’effondrement de l’URSS, les conflits armés n’ont eu que très peu d’impact sur les marchés boursiers. Mieux, ou plutôt pire du point de vue de la morale, ces derniers ont généralement continué de progresser. Ainsi, la guerre du Kosovo (de mars à juin 1999) ou celle de la Tchétchénie (d’août 1999 à mai 2000) ont quasiment été des non-évènements pour les bourses mondiales, qui ont continué de croître, atteignant même des sommets historiques au printemps 2000. De même, pourtant présentée comme un bourbier potentiel digne du Vietnam, la guerre en Afghanistan, débutée le 7 octobre 2001, n’a pas empêché le rebond des marchés boursiers. Deux mois plus tard, le Dow Jones et Cac 40 avaient progressé de 11 %. Un an et demi plus tard, c’est au tour de la guerre en Irak d’attiser les peurs. Si le lancement des hostilités le 20 mars 2003 a pu susciter des craintes ici ou là, trois mois plus tard, ces dernières étaient oubliées et le Dow Jones et le Cac 40 enregistraient des hausses d’environ 30 %. Fin 2003, leur rebond depuis le point bas de mars atteignait même 26 %.

Face à ce décalage troublant entre la guerre et les performances boursières, certains ne manqueront évidemment pas de souligner la cupidité et le manque de morale des marchés et des investisseurs. S’ils n’ont pas complétement tort, il faut en fait rappeler que ce qu’abhorrent avant tout ces derniers, ce n’est pas la guerre, mais l’incertitude. A la rigueur, une fois que la guerre est déclenchée et que son issue apparaît relativement claire, les marchés se tournent déjà vers d’autres préoccupations. D’où le diction cité plus haut : acheter lorsque la guerre commence, car les cours des actions baissent et vendre une fois que celle-ci se termine car, entre-temps, les cours boursiers ont eu le temps de remonter. Si l’on peut voir dans ce comportement une avidité sans limite, voire abjecte, il ne s’agit en fait que de pure logique. C’est en cela que, bien plus que les guerres en Afghanistan, en Irak ou le rattachement de la Crimée à la Russie, les marchés vont surtout avoir peur des chocs décisifs, qui vont engendrer une incertitude et une instabilité incontrôlables.

Depuis 2000, on peut en distinguer six. 1. Le krach Internet de septembre 2000, conséquence logique de la bulle des NTIC, celle-ci étant d’ailleurs inévitable lors d’une révolution technologique. 2. Les attentats du 11 septembre 2001, qui ont précipité le monde dans le plus grand précipice qu’il ait connu depuis la seconde guerre mondiale. En quelques heures, tous les repères de la sphère économico-financière internationale avaient disparu. 3. Les affaires Enron et WorldCom en 2002, qui ont définitivement jeté le doute sur la valorisation des entreprises occidentales. 4. L’éclatement de la crise des subprimes à partir de septembre 2007. 5. La faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, qui, du point de vue des marchés, a été tout aussi déstabilisatrice que les attentats du 11 septembre, dans la mesure où elle replongeait la planète dans l’inconnu. 6. La crise grecque et plus globalement de la dette publique européenne qui a connu son paroxysme en 2011, mais qui n’est toujours pas terminée. Et si le monde et les marchés ont pu rebondir malgré cette crise historique, c’est principalement parce que les banques centrales, notamment américaines et européennes, ont inondé la planète de liquidités, permettant d’éviter la « debt deflation » des années 1930.

C’est en cela que bien plus que Poutine, les marchés craignent aujourd’hui le comportement de Janet Yellen, la nouvelle Présidente de la Fed. Or, si cette dernière est perçue comme une « colombe » qui fera toujours passer la croissance et l’emploi avant les risques inflationnistes, elle a tenu mercredi dernier un discours pour le moins inquiétant. En effet, pour son premier FOMC en tant que Présidente, « Mamie Yellen » a non seulement réduit de 10 milliards de dollars ses injections mensuelles de liquidités pour les porter à 55 milliards (ce qui n’était certes pas une surprise), mais a surtout annoncé que ce stimulus exceptionnel cesserait à l’automne et qu’en plus, la Fed pourrait augmenter son taux objectif des federal funds vers la mi-2015. Si les marchés observaient les atermoiements de Poutine et Obama avec sérénité, voire amusement, ils n’ont absolument pas apprécié le discours de Madame Yellen. Ne l’oublions jamais, les marchés sont comme des enfants : ils n’ont que faire des querelles entre les nourrices de la crèche, par contre, si on leur enlève leurs bonbons, ils se mettent à pleurer… Pourtant, ils sauront plus tard que réduire leur consommation de sucreries était plutôt bon pour leur santé.

De même, si le changement de ton de la Fed peut déplaire, voire inquiéter, il est avant tout logique, voire indispensable. En effet, s’il était normal d’actionner la planche à billets et de maintenir les taux de la Fed à zéro lorsque la croissance était absente, à présent que cette dernière est revenue durablement et que le chômage américain baisse significativement, cette politique ultra-accommodante n’est plus nécessaire. Mieux, il est urgent de permettre à la Fed de se reconstituer une marge de manœuvre pour pouvoir mieux réagir lors de la prochaine crise. Autrement dit, même si les marchés s’en offusquent et continueront de sur-réagir, Madame Yellen prend un virage salutaire. Elle devra simplement veiller à ne pas aller trop vite, pour éviter que la baisse des marchés n’aille trop loin. Alors s’il vous plaît MM. Poutine et Obama, cessez de jouer à la guéguerre, car c’est « Mamie Yellen » qui mène la danse…

Marc Touati



Quid de l’économie et des marchés cette semaine :

Guerre dans les télécoms français : l’affrontement de deux mondes…


La préférence affichée par Vivendi pour Numericable, plutôt que Bouygues, pour la cession de SFR semble mettre un terme au feuilleton des télécoms en France. En réalité pourtant, de nouveaux rebondissements pourraient intervenir dans les semaines à venir. Car il ne s’agit pas d’un simple rapprochement entre deux entreprises. Non, ce qui se joue là est bien plus important ; rendez-vous compte, la victoire du capitalisme efficace sur le capitalisme de connivence…

Une mariée, deux prétendants

D’abord le contexte. Argent, pouvoir et rebondissements. Tels sont les ingrédients d’un feuilleton débuté en 2012 dans le secteur des télécoms français et qui a pris une tournure inédite vendredi 14 mars dernier. Dans le rôle de la mariée, la filiale du groupe Vivendi, SFR. Le groupe, qui a déjà cédé Maroc Télécom pour plus de 4 milliards d’euros et Activision pour 6  milliards, cherche en effet à accumuler des liquidités pour pouvoir recentrer et développer son activité dans les médias.

Deux prétendants se sont alors positionnés pour acquérir SFR. Tout d’abord, le grand favori, Bouygues Télécom, filiale du groupe Bouygues. L’opérateur voit en effet dans cette opération une solution aux nombreuses difficultés commerciales qu’il rencontre depuis l’arrivée de Free sur le marché. Une fusion lui permettrait en effet de devenir le deuxième opérateur télécom de France et ainsi reconquérir des parts de marchés. Une stratégie qui séduit non seulement les marchés mais également des personnalités influentes, à la fois du monde de l’entreprise, mais aussi de la politique.

Le deuxième prétendant se nomme Numericable, filiale du groupe Altice. Moins présent sur le marché de la téléphonie mobile que Bouygues (son offre de MVNO n’est qu’anecdotique et ne compte à peine que 120 000 clients), le câblo-opérateur fait clairement figure de challenger. Néanmoins, son projet axé sur la complémentarité des activités et la diversification de ses offres s’avère solide.

Si sur le papier la bataille semble déséquilibrée, la réalité peut réserver des surprises. Vivendi a en effet choisi d’entrer en négociations exclusives avec Numericable, rejetant de fait le projet de Bouygues qui était pourtant donné gagnant de tous. Bien plus qu’une simple fusion entre deux sociétés, le véritable point d’intérêt de cette histoire a trait à l’affrontement entre deux mondes ; le capitalisme familial du XXème siècle contre le capitalisme du monde des affaires du XXIème siècle.

Le capitalisme d’hier en action

Le choix de Numericable par Vivendi a sans doute provoqué de la déception (et peut-être même de la colère) du côté de chez Bouygues. Car il faut dire que son PDG, Martin Bouygues, s’était réellement donné les moyens de l’emporter. En effet, quand il apprit l’intérêt de Numericable pour SFR, il comprit rapidement qu’un tel mariage était susceptible de nuire à sa filiale de télécom, déjà en proie à certaines difficultés (attrition croissante des clients et recul des marges).

Il fallait donc agir vite pour réaliser l’impossible ; mettre en place, dans l’urgence, un projet non seulement crédible (notamment vis-à-vis du gendarme de la concurrence et des questions liées à l’emploi) mais également capable d’évincer celui de Numericable, dont l’élaboration remonte à déjà plusieurs mois.

Très vite ainsi, il parvint à convaincre le très influent Claude Bébéar, censeur du conseil de surveillance de Vivendi (qui n’a plus de droit de vote), de la pertinence du projet de fusion entre Bouygues et SFR. Il faut dire aussi que les deux hommes ont une tendance naturelle à se comprendre, surtout depuis qu’ils pratiquent ensemble la chasse en Sologne. Martin Bouygues obtint ensuite un rendez-vous avec le président de la République François Hollande par l’entremise de François Pinault. De la sorte, il s’assura le soutien officiel du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg pour qui le secteur français de la téléphonie mobile serait « plus fort » à trois opérateurs plutôt qu’à quatre.

Petit à petit, un véritable navire de guerre prit forme laissant à penser que le capitalisme de connivence allait finir par l’emporter. Même Xavier Niel, le patron d’Iliad la maison mère de Free, qui fut pourtant attaqué par Bouygues Télécom pour concurrence déloyale il y a quelques années, décida de rejoindre le navire… pour y côtoyer son meilleur ennemi Arnaud Montebourg et lorgner un potentiel surplus de bandes de fréquences en cas de succès de la fusion.

Pourtant dans ce brouhaha médiatique, Vivendi a décidé de ne pas céder à la pression et de faire un choix économique plutôt que politique. Ce sera Numericable et non Bouygues. Car si Patrick Drahi, le patron du groupe Altice n’est pas aussi influent que Martin Bouygues, ce polytechnicien possède en revanche un sens aigu des affaires et un projet jugé plus solide. Une véritable claque pour Martin Bouygues, Xavier Niel et Arnaud Montebourg.

Mais comme le dit la campagne de publicité actuelle de SFR, « et c’est pas fini ». Car l’Etat digère mal ce revers. Rendez-vous compte, un entrepreneur relativement discret qui l’emporte sur la machine de guerre gouvernementale, ce n’est politiquement pas acceptable… mais économiquement tellement jouissif. Et alors même que Vivendi entamait des négociations exclusives avec Numericable, le gouvernement décida de remuer ciel et terre pour les faire échouer.

Première étape, une attaque cordiale sur la personne même de Patrick Drahi. Le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg s’est en effet transformé en ministre du redressement fiscal et a déclaré qu’il avait « des questions fiscales » à poser au président-fondateur d’Altice. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une enquête fiscale a été ouverte par Bercy le 18 mars. Si seulement le gouvernement pouvait faire preuve de la même rapidité sur les questions de croissance et d’assainissement budgétaire… Passons.

Deuxième étape, faire intervenir le bras armé de l’Etat, à savoir la Caisse des dépôts. Celle-ci s’est en effet dite prête « si l’hypothèse se concrétisait (…) à accompagner en capital un rapprochement Vivendi SFR et Bouygues ». Cet élément s’inscrit clairement dans une stratégie de rouleau compresseur dont l’objectif est de rendre plus attrayant le projet de Bouygues en l’estampillant d’un tampon étatique,

Une croissance durable passe par un capitalisme efficace

Mais ce « capitalisme à la papa » ne présage hélas rien de bon pour l’avenir économique et social de la France. Quel signal le gouvernent souhaite-il en effet envoyer au reste du monde ? Il y a encore un mois, François Hollande et le gouvernement se livraient à une gigantesque opération séduction auprès d’une trentaine de patrons venus des quatre coins du globe. Le « conseil stratégique pour l’attractivité » avait alors pour objectif de démontrer aux entreprises étrangères que la France est un pays dynamique et attractif dans lequel il faut investir.

Mais les beaux discours sont hélas rapidement rattrapés par la réalité, comme en témoigne le triste épisode des télécoms. Et le coût de réputation dont souffre la France à l’international apparaît malheureusement justifié. Selon une étude des Nations Unies publiée le 28 janvier dernier, les nouveaux investissements directs étrangers en France ont chuté en 2013 de 77%, (soit -4,1 milliards d’euros). Dans le même temps, ils progressaient de 38% au sein de l’Union européenne. A l’inverse de ses voisins, la France ne parvient donc plus à attirer les capitaux étrangers, nécessaires pourtant à sa croissance.

La croissance justement, une inconnue pour la France depuis maintenant six ans. Et pour comprendre cette atonie, il ne faut pas chercher bien loin. Certes la crise explique beaucoup de choses, mais les déclarations d’Arnaud Montebourg en disent également long. Elles tendent en effet à démontrer l’obsolescence du logiciel de la classe politique française actuelle qui n’a définitivement pas compris que la France évoluait dans une économie mondialisée.

Le mot est lancé, « mondialisation ». Derrière ce terme qui fait si peur, il y a en fait la solution. S’ouvrir au monde, exporter son savoir faire, apprendre à accepter que d’autres savent faire mieux et oublier le réflexe protectionniste. Sur ce sujet, la France devrait pourtant être à la pointe ; est-il en effet nécessaire de rappeler que l’homme qui présida l’Organisation Mondiale du Commerce de 2005 à 2013 est un socialiste français ? Pascal Lamy a même été reçu par François Hollande le 6 mars dernier pour évoquer les enjeux actuels de la mondialisation et les moyens pour la France d’en tirer profit.

Enfin, la concurrence. Arnaud Montebourg explique en effet soutenir le projet Bouygues-SFR car selon lui un modèle à trois opérateurs, plutôt que quatre, permet de « tempérer les excès de la concurrence ». Faut-il rappeler qu’Orange, SFR et Bouygues ont été conjointement condamnés à une amende record de 534 millions d’euros en 2005 pour échange d’informations ? Limiter la concurrence, cela n’a économiquement pas de sens. Seule la concurrence incite en effet les entreprises à améliorer constamment leurs processus productifs en investissant dans l’innovation, moteur des économies industrialisées. Seule la concurrence permet en outre aux consommateurs de disposer d’une liberté de choix ainsi que d’un pouvoir de sanction vis-à-vis des firmes dont les prix ne sont pas justes au regard de leur production.

Le capitalisme de connivence est donc dangereux pour la croissance. Pour s’en rendre compte, il suffit d’ailleurs d’observer la corrélation positive qui existe entre l’évolution du PIB et l’indice de corruption. Mais fort heureusement, ce qui se dessine dans les télécoms ressemble à une victoire du capitalisme efficace. Et c’est tant mieux. Cela permet en effet d’envisager l’avenir de façon pérenne… à moins d’un futur énième rebondissement.

 

Anthony Benhamou

 

 



 

Les évènements à suivre du 24 au 28 mars :

 


Zone euro : les indicateurs avancés repartent à la baisse.